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Par Difrade le 27 Octobre 2014 à 14:04
Le roman de Marcu Biancarelli « Orphelins de Dieu » a fait l’objet d’une critique abondante, favorable, élogieuse... Un roman violent, sanglant, dur mais la tendresse transparaît parfois avec beaucoup de pudeur. Un roman épique. Une road movie historique et à cheval sur les sentiers corses et toscans, comme une rêverie parfois philosophique. Certains voient chez cet écrivain des références à d’autres auteurs comme Jose Luis Borges, Julien Gracq mais encore Cormac McCarthy... Nous avons, pour notre part, décelé chez lui une nourriture littéraire bien digérée, mais aussi le fruit d’une réflexion personnelle.
« Orphelins de Dieu » est un roman noir dont l’action se situe au 19ème siècle. Selon que l’on s’attache aux deux personnages principaux, à tous les personnages ou à la terre corse, les thèmes abordés sont nombreux et ceux sociétaux trouvent un écho aujourd’hui au-delà de l’Île. C’est le cas en ce qui concerne les bandes de brigands sanguinaires qui, dans l’enfer des guerres, pratiquent le pillage, le vol, le viol et l’assassinat, mus par l’appât des gains immédiats plutôt que par les causes perdues qui les ont jetés dans la barbarie. En Corse, l’auteur ne met pas en scène des personnages romantiques et tous n’ont pas qu’une réalité romanesque, puisqu’il est allé puiser dans l’histoire du brigandage qui sévissait à cette époque. Le légendaire « bandit d’honneur » avait pour honneur de réaliser sa vengeance et, moyennant argent comptant, la vengeance des autres. Il s’enrichissait et gagnait en renommé en fonction de son degré de dangerosité. En dehors de l’activité de tueur à gages, les bandits vivaient, comme leur nom l’indique, en bandes qui faisaient régner la terreur partout où ils passaient avant de « prendre le maquis » pour se faire un temps oublier, entre deux razzias en Corse et en Italie. Mais ils n’étaient pas les seuls à martyriser les villageois sur l’Île, car les « voltigeurs », chargés de les éliminer, étaient des repris de justice sortis des geôles françaises pour éliminer ces rebelles.
A la même époque, des bandes similaires sont apparues aux Etats-Unis et au Mexique, notamment et ont inspiré les films de western. L’auteur y fait référence à la fin du roman, comme il cite Michelina de Cesare, une femme hors-la-loi sicilienne au temps du risorgimento dans l’Italie du 19ème siècle. Il y fait référence peut-être pour le courage de son héroïne et peut-être aussi pour en donner un portrait de femme à cette époque. La comparaison s’arrête là. L’héroïne Vénérande, vierge et célibataire, s’occupe d’un jeune frère martyrisé par une bande de criminels. L’un d’eux lui a coupé la langue et l’a défiguré. Son supplice nous a fait penser à celui de « l’homme qui rit », dans le roman de Victor Hugo. Toutefois le « Petit Charles » corse n’est pas Guynplaine, l’enfant défiguré du roman hugolien qui montre que cette pratique barbare pouvait arriver sur le continent à cette époque, dans un roman et sans doute dans la réalité de ce 19ème siècle. On sait aujourd’hui que les actes barbares n’ont pas de frontières et traversent les époques. L’actualité nous empêche de l’oublier. Les tortionnaires du « petit Charles » ne lui ont pas taillé un large sourire, comme ceux de Guynplaine. Le frère de Vénérande est muré dans son malheur. Cette dernière vit dans le seul espoir de venger ce frère marqué à vie et devenu un handicapé reclus chez eux. Tous les jours, devant ses yeux, il est leur malheur en chair meurtrie et en os. Pour cela, elle va faire appel à l’un de ces bandits de grands chemins, surnommé « l’enfer » (sans doute en clin d’œil noir à Dante). L’infernu se prenomme "Ange". Il est un personnage ambigu (L’ambiguïté est une richesse d’un point de vue littéraire). De leur rencontre, né un double récit. Celui des relations qui s’établissent entre eux jusqu’au jour de la vengeance et celui de la vie sauvage de ce tueur à gages. Au seuil de la mort qu’il sent venir, Ange Colomba, alias «Infernu», se raconte à sa cliente : son arrachement à la misère et aux coups d’un père alcoolique, le contexte historique, les méfaits odieux auxquels, jeune, il a participé en Toscane. Il évoque les chefs de bande qu’il a admirés, mais aussi cette violence dans laquelle il a sombré d’abord pour échapper à une vie misérable. Son chef charismatique est Théodore Poli qui n’est pas qu’un personnage de fiction, puisqu’il figure dans le trombinoscope des bandits corse. Il était de Guagno. Il fut à la tête d’une bande née dans la forêt d'Aïtone. Il régnait sur son monde en véritable tyran qui s’est donné le droit de vie et de mort sur tous. Il levait des impôts jusque sur le clergé local, sous la bannière de l’indépendance… Ainsi, Marcu Biancarelli mêle des personnages ayant existé et des héros de papier. Il ne s’agit pas d’un roman strictement historique mais qui respecte l’esprit de cette époque et la réalité d’un brigandage sanguinaire qui doit aussi son essor à la politique coloniale et brutale de l’Etat français. Ce n'est pas une réalité spécifique à la Corse.
La Corse est un pays rude où l’on mourrait de diverses maladies et de travaux pénibles pour des vies misérables. La Corse était une terre convoitée, colonisée de façon brutale… Des corses étaient enrôlés de force, corrompus ou tués. Marcu Biancarelli n’idéalise pas la Corse, il veut la démystifier extra et intra muros, au risque de retomber dans le mythe littéraire. Il a avec elle la rudesse de son héros Infernu envers Vénérande. Son point de vue a sans doute une part subjective mais l’objectivité n’existe pas en Corse, pas plus qu’ailleurs. Il faut donc prendre partie. On peut penser qu’il aime cette Corse rebelle dans la mesure où elle s’humaniste en combattant ses démons. Nul doute qu’aux indignés, il préfère les révoltés.
« Orphelins de Dieu » s’apparente au western, à sa loi de l’ouest, à ses héros fatigués ou indomptables, à se grands espaces sauvages… Les plaines sont remplacées par les montagnes corses où vivaient des révoltés, des truands et des brutes. Nous ne rentrerons pas dans la grande Histoire ni dans l’histoire romancée pour ne pas tout déflorer. La vengeance de Venérande ira-t-elle jusqu’au bout, avec l’aide du vieux bandit, ivrogne et malade, qui cherche plus à se faire oublier qu’à se faire pardonner sa vie de hors-la-loi assumée sans prosélytisme ? En ce qui concerne les compagnons de mauvaise vie d’Ange Colomba, ils ne sont pas toujours ses semblables. La mésaventure du « Petit Charles » est là pour le rappeler et sa sœur a choisi ce vieux brigand comme bras de leur vengeance. La vengeance apparaît imminente et l’homme n’est que le bourreau, car, si l’on retient une morale de ce récit, c’est que l’on ne tuait pas impunément en Corse ; les brigands se faisaient assassins et justiciers. On se demande parfois si ces hommes ne ressentaient pas un plaisir mystérieux à détruire ? Parmi ces brigands, certains ont une sorte de cousinage avec des personnages de la même époque et de la même engeance au-delà de l’océan. Nous pensons à ceux dont les noms sont cités par l’auteur dans l’épilogue. Joaquim Murietta, surnommé « le Mexicain » ou « Robin des bois Chili » mais encore « Robin des bois de l’eldorado » était un personnage semi-légendaire de la Californie lors de la Ruée vers l’or. Victor Rivers, acteur américain d’origine cubaine, a incarné ce personnage légendaire du crime dans « Le masque de Zorro ». William Quantrill était un hors-la-loi américain à l’époque de la guerre de Sécession. Il fut responsable notamment du massacre de Lawrence et mit la ville de Sherman à feu et à sang. Boddy Bill Anderson, surnommé « Le sanguinaire », scalpait, à la même époque, ses victimes nordistes et accrochait les scalps à sa monture. Après avoir fait partie brièvement d’un groupe anti-esclavagiste, il avait rejoint le camp opposé chez les « Bushwhakers » plus intéressés par les gains rapides et les pillages que par une cause politique. Tout cela pour dire que la barbarie et le brigandage au 19ème siècle n’avaient pas élu domicile qu’en Corse.
L’intérêt du double récit de Marcu Biancarelli ne s’arrête pas à l’écriture accrocheuse. On peut refermer le livre et regarder ailleurs, « refermer ce livre pour toujours, le livre de ces temps et de tous ces outrages »… Comme dans la vie, les héros sont le résultat d’une même pâte humaine. Se justifie alors la citation célèbre de Montaigne : « Rien de ce qui est inhumain ne m’est étranger ». Il faudrait même renverser la phrase et dire : « rien de ce qui est étranger ne m’est trop inhumain ». L’inhumain fait-il partie de l’humain comme la main droite et la main gauche sont reliées à un même cerveau ? L’actualité internationale n’a toujours pas refermé le livre de la barbarie. Des bandes de criminels sanguinaires sont toujours actives dans notre monde… Les guerres des causes perdues les engendrent. Ils sont sans pitié et sans idéaux sincères, même si certains brandissent encore un étendard.
Le roman de Marcu Biancarelli s’étire entre l’extrême-violence et la rédemption. Orphelins de dieu ? Ce titre est-il la conséquence du « Dieu est mort !» clamait philosophiquement par Nietzsche ? A notre sens, les bons enfants de dieu classent les actes des hommes de façon trop manichéenne. Finalement peut-être que ces orphelins pensent simplement avoir été oubliés des hommes. Abandonnés dans le malheur, ils choisissent le mal comme une fatalité, tout en faisant de ce choix un acte de délivrance. Dans l’enfer qu’ils vivent sur terre et qu’ils font vivre à d’autres, ils font le choix de s’extirper de la soumission et de la misère par la barbarie.
Face à la barbarie, se pose toujours la question de la nature humaine. L’homme est-il naturellement méchant ? Tout doit dépendre du sens que l’on peut donner à ce « naturellement ». Que désignerait cette propension au naturel ? La notion de naturel est-elle voisine de celle de chaos, de sauvagerie, de barbarie, de nature dans son hypostasie destructrice face à l’œuvre civilisatrice? Comme la rose d’Angelus Silesius, la barbarie est-elle sans pourquoi ? Si nous sommes des créatures de Dieu, à quel moment de notre vie détermine-t-il si l’on va au paradis ou si l’on descend en enfer? A la naissance ? Selon des lieux ? Selon des époques ? L’enfer est-il sur terre ? L’enfer est-il « les autres » ? Qui est tenté par l’enfer et pourquoi ? L'enfer et le paradis semblent disproportionnés, selon Jorge Luis Borges pour qui les actions humaines ne méritent pas tant. Et il ajoute : « Un homme s'identifie peu à peu avec la forme de son destin; un homme devient à la longue ses propres circonstances ». Destin et fatalité sont autant de mots qui expliquent tout et ne démontrent rien. Ne sont-ils que des mots après la mort ? Les interrogations peuvent être nombreuses et nous en posons quelques unes pour illustrer l’intérêt d’une lecture qui mêle l’aventure et la réflexion, la réalité et la fiction, l’historique et le quotidien, le génie d’un peuple et l’universel…etc.
Nous avons lu dans une critique élogieuse de « La cause littéraire » que Marcu Biancarelli est un lecteur de Cormac McCarthy qui, notamment dans son roman « Un enfant de dieu », sonde le chaos intérieur de l’être humain, la désagrégation de son humanité et le retour à sa bestialité primaire. « Orphelins de dieu » serait-il un titre en forme de clin d’œil à cet auteur américain mondialement connu notamment pour son ouvrage « La route » adapté au cinéma. « L’enfant de dieu » raconte l’histoire d’un orphelin, qui une fois adulte deviendra fétichiste et nécrophile au fur et à mesure de sa dégradation humaine. Quand il est chassé de chez lui et sa maison mise en vente, il se retrouve à errer dans la nature, à courir les bois qu’il connait comme sa poche. Jamais vraiment intégré à la société, celle-ci finit de se désintéresser de lui et le renvoie à la lisière du monde civilisé. Marcu Biancarelli serait aussi un spectateur des frères Coen qui ont adapté en 2008 « No Country for Old Men », roman éponyme de Cormac McCarthy, l'histoire d'un cowboy (Josh Brolin) traqué par un tueur psychopathe et froid (Javier Bardem) : 4 Oscars du cinéma 2008 dont ceux du meilleur film et du meilleur réalisateur.
Les bandits corses que Marcu Biancarelli met en scène (le terme est choisi car des passages sont filmiques), ont une vie à la lisière de la société et ces asociaux prenaient le maquis à la lisière de l’humanité, dans l’inhumain qui, parfois, prend des allures de surhumain, au sens nietzschéen du terme, du moins dans la version romanesque de leurs aventures. Ils étaient alors des surhommes dans une volonté de puissance qui donnait un sens à leur inhumanité. Basta ! On peut expliquer leur dérive mais il est d’utilité humaine de les démystifier et de les oublier sans doute pour qu’ils ne reviennent pas dans ces temps incertains.
La violence crûment exposée dans « Les orphelins de Dieu » peut rebuter les âmes sensibles mais ce n’est pas ce qu’il faut retenir tant les thèmes abordées son nombreux. C’est un roman sur la Corse noire, pour mieux en saisir les contours historiques et sociétaux hérités d’un passé pas si lointain, si proche à la fois et sur lequel les témoignages manquent. Le récit se déroule dans un siècle fondateur de la société corse, une période mythifiée et mystifiée. A partir de cela, l’auteur nous livre une matière littéraire universelle, pas limitée à la société corse, voir même pas à une époque révolue. Il faut insister sur ce point. Dans la réalité de la Corse actuelle, on ne peut pas ignorer le thème traité de la dérive des idéaux, du glissement du politique vers le grand banditisme, thème que l’on retrouve chez Jean-Pierre Santini dans ses romans « L’ultimu » et « Commandi FNLC ».
Comme on le répète souvent : « on ne fait pas de la bonne littérature avec de bons sentiments ». C’est pour cela que la littérature noire apporte paradoxalement des éclairages crus sur les sujets traités et les hommes. Marcu Biancarelli n’a pas écrit un roman sur la Corse.
Orphelins de Dieu n’est pas, à notre sens, un roman qui montre une vengeance romancée, une vendetta presque aristocratique. L’auteur s’est attaché à ce qu’elle peut avoir de populaire et de barbare tout à la fois, dans un siècle où la Corse était livrée à d’autres barbaries pas toutes insulaires. La violence était aussi étatique et économique avec d’autres formes de barbarie. La vengeance n’est pas qu’une question d’honneur made in Corsica : elle est dictée plus souvent par les circonstances historiques, par le milieu social, par la loi du talion à une époque où l’on pouvait tordre le nez à la justice lorsque l’on était puissant et ne rien attendre d’elle lorsque l’on été misérable. Le « sang appelle le sang », « œil pour œil, dent pour dent »… autant de formules qui peuvent simplement aussi donner un sens au besoin de faire du mal à qui nous en a fait, quitte à être ensuite rongé par le remord.
En marge du récit, nous avons aimé un extrait sur la mémoire à la fin du roman. Nous avons pensé à Borgès pour qui « l'oubli et la mémoire sont également inventifs ». Marcu Biancarelli écrit : « Fermons ce livre pour toujours, le livre de ces temps, et de tous ces outrages ». Ne faisons pas comme l’Angelus Novus, ange des temps nouveaux qui regarde par-dessus son épaule l’étendue des ruines qu’il a derrière lui ! Semble-t-il nous dire à la page 235 : « Ne vous retournez pas sur l’échec et la honte. Ne vous retournez pas sur votre création » et il ajoute, en tournant la page, « Demain ne sera pas pire que ce temps qui furent. Il sera autre chose et nous n’y pouvons rien ». Nous entendons par là qu’il ne s’agit pas de rendre vie à un paysage pétrifié, pour illustrer de façon allégorique un dialogue philosophique progressif qui remonte à la deuxième moitié des années 1980, en rappelons des noms comme Deleuze, Foucault ou celui moins connu de Giorgio Agamben. Et de ce point de vue, l’épilogue révèle que le roman lui-même est aussi une allégorie qui sert de support anthropologique, historique et sociologique à une vision du Monde.
Ces temps ne reviendront plus. En Corse la nature reprend toujours ses droits sur les lieux désertés par les hommes « Et la source tarie où l’on puisait l’eau. Le bassin que l’humus a comblé. Il n’est plus rien qui rappelle qu’on ait vécu ici, ou que ce fut possible, ou que des voix résonnaient et qu’on les entendait, il n’y a rien qui disent les anciennes joies, les mariages oubliés, et les drames muets, et la peine des hommes qui arrachaient à la terre impitoyable un larcin de misère… »
Et l’auteur d’ajouter à l’attention du lecteur : « Ne dites pas n’importe quoi. Gardez silence. Puisqu’il vous faut affronter les siècles sans souvenirs, puisqu’il vous faut errer sans savoir qui vous êtes. En d’autres lieux, loin d’où nous sommes, vous verseriez des larmes pour des Apaches en guerre. On vous direz Cochise, ou même Géronimo, et les sonorités de ces noms vous seraient familières. Vous y verriez tant de conscience, et vous comprendriez peut-être tant de choses. Votre empathie, et votre admiration, elles seraient absolues. »
Ces quelques phrases devraient donner à réfléchir sur les faits et les hommes de ce roman, ancré en Corse… Notre lecture peut aisément rompre les amarres vers d’autres lieux réels ou imaginaires. Les personnages du passé sont aussi les témoins du futur convoqués dans ce roman, sortis de l’oubli pour ne pas que l’histoire ne soit qu’un éternel recommencement. En refermant le livre, on peut condamner les faits sans juger les hommes, et surtout pas en fonction des lieux ou des origines, de la réalité humaine ou de la fiction romanesque. La Corse en a longtemps souffert et en souffre encore. A la fin du roman, il faut se garder de tout manichéisme comme l’auteur a su le faire.
Marcu Biancarelli fait partie des auteurs corses qui ont un lectorat insulaire. Il faut rappeler que Marcu Biancarelli est professeur de langue corse à l’université de Corte et qu’il a écrit plusieurs ouvrages d’abord en langue corse puis traduit en français par d’autres. Il a écrit de la poésie, des nouvelles, des essais et des pièces de théâtre.
Orphelins de Dieu, Marcu Biancarelli l’a écrit dans la langue de Molière. Il ne s’agit pas d’une littérature identitaire. Edité d’abord chez Albiana en Corse, Actes Sud lui a ouvert sa porte d’abord avec un ouvrage précédent : « Murtoriu, ballade des innocents » édité en 2012. Il est donc diffusé sur le continent.
Au futur lecteur nous disons d’oublier cette note de lecture. C’est un roman à plusieurs niveaux de lecture. C'est avant tout un roman, donc une fiction. Du moins nous l'avons lu comme un récit non historique et non identitaire même s'il se passe en Corse. Quoique l'on en dise, pour nous, ce n'est pas le meilleur de l'auteur. Nous n'en ferons pas une critique pointilleuse. Il n'est pas ennuyeux. Répondez simplement à cette invitation au western, à la rêverie et à l’égarement, à revoir des fantômes dont il ne reste que la poussière, qu’un silence… Si vous l’avez lu, votre avis nous intéresse !
jpC
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Par Difrade le 6 Octobre 2014 à 18:38
« La catin habite au 21 », Hervé Sard a choisi, pour son opus dans la série du Poulpe, un titre en clin d’œil à Stanislas-André Steeman et peut-être au cinéaste Henri-Georges Clouzot. L’entame de ce Poulpe fraichement paru est un court prologue : deux ombres, un homme suit une femme dans une atmosphère qui laisse craindre le retour de Jack l’éventreur. Nous ne sommes pas en Angleterre mais à Sainte-Mère-des-Joncs, dans la région nantaise. La femme mystérieuse est une « catin ». Dans ce village, « la pute, on ne l’a jamais revue ». Cette phrase peut tenir lieu d’incipit. C’est le bout de ficelle à tirer en évitant de faire des nœuds gordiens. Avec le Poulpe, on peut s’attendre toutefois à des sacs de nœuds.
Le mystère de cette disparition arrive jusqu’au comptoir du « Pied de porc » à la Sainte Scolasse et ne pouvait échapper à Gabriel Lecouvreur, alias le Poulpe qui n’en est pas à sa première aventure mais celle-là s’annonce gratinée. Le sujet fait couler la salive et les hypothèse s'échaffaudent. Le Poulpe ne croit pas au tueur en série dans le genre de Jack l'éventreur. Hervé Sard a une affection particulière pour les petits bistrots et les individus en général, les marginaux en particulier. Il suffit pour le savoir de revenir sur ses précédents ouvrages et en particulier justement « Le crépuscule des Gueux ». L'auteur confirme tout l'intérêt qu'il leur porte dans cette nouvelle saison du poulpe.
Au Pied de porc, le lecteur prendra son pied dans des conversations qui n’ont rien à envier aux brèves de comptoir. Pour ma part, je partage avec le Poulpe son aversion pour les fâcheux, les bulots et pas uniquement parce qu’ils mettent de la limonade dans la bière. Au comptoir du Pied de porc, le buveur de panaché manque de panache et s’enfle en ingurgitant les bulles de limonades. En Corse, nous dirions qu’il s’agit d’un « imbuffatu », un enflé comme une baudruche si l’on veut et pour le Poulpe une enflure. Notre héros préfère le professeur Morillons, cul de jatte aveugle, un mage qui entend plus qu’il ne lit la « bonne aventure » et l’invisible dans les bulles des bières dont les variétés ne manquent pas. Le voyant aveugle ne s’intéresse qu’à tout ce qui est perdu et c’est lui qui demande au Poulpe d’enquêter sur la perte d’une catin. D’autres diraient une pute, ou, de façon plus poétique, une fille de joie, mais encore une péripatéticienne dont l’étymologie renvoie à l’Antiquité donc bien plus académique.
La « belle de nuit » (j’avais oublié cette expression qui colle mieux avec le prologue crépusculaire) est-elle définitivement perdue ou simplement égarée ? L’enquête s’avère difficile car, apparemment personne ne l’a approchée de près. Les gens de Sainte-Mère-des-Joncs ont, pour principale préoccupation, le projet de construction de l’aéroport du Grand-Ouest. A l’Ouest, le Poulpe y est souvent mais ce n’est pas toujours de sa faute. Alors lorsqu’on l’envoie dans le Grand-Ouest, on peut s’attendre à tout. C’est pour cela que l’on se demande si le fondement du mystère est l’aéroport et non pas une histoire de cul avec une professionnelle.
Pour le savoir, il faudra lire le roman d’Hervé Sard, à ranger dans les meilleures aventures du Poulpe. L’auteur nous promène et, lorsqu’il rend hommage à Pierre Siniac, dans ce village pas encore détruit (p.51), nous nous rendons compte qu’il soumet notre cerveau à un parcours de Hanneton[1], même si, pour le Poulpe, le meilleur roman de cet auteur regretté de polars serait « femmes blafardes ».
Ainsi, notre lecture est parsemée de considérations frappées au coin du bon sens, celui des moments d’humeur et non pas celui « chargé de grandes équations petites bourgeoises » que dénonçait Marcel Barthès. Quoi de plus efficace que l’humour et le bon sens populaire pour mettre en évidence l’absurde ?
Nous adhérons à l’humour dont font preuve les personnages sur des réalités humaines et sociales. Devant une bière pression ou un pastis, les langues se délient lors que le Poulpe rencontre le Sergent Pepper dans son sous-marin jaune ou le père Louis dans sa ferme. D’autres rencontres sont plus inquiétantes, comme celle avec la Cireuse et le petit Louis… Une pléiade de personnages pittoresques et les clins d’œil ne manquent pas. Nous avons cité Sergent Pepper mais faire des trois Sœurs Broutë des gestionnaires d’une agence de prostitution, c’est iconoclaste. Heureusement le « u » remplace le « n » pour éviter un procès en diffamation post-mortem et une excommunication… Il est vrai que, sans qu'on sache s'il condamne ou offre en exemple, M. Brontë-père, lui qui a tant veillé à l'instruction de ses enfants, a fait dire à l'un de ses personnages dans son The Maid of Kilarney : « L'éducation de la femme se doit à coup sûr de la rendre capable de prendre plaisir à être la compagne que peut souhaiter un homme. Croyez-moi, cependant, la femme, par nature plaisante, délicate et éveillée, n'est pas destinée à scruter les vieilles pages moisissantes de la littérature grecque et romaine, pas plus qu'à s'échiner dans le dédale de problèmes mathématiques, et la Providence ne lui a pas assigné comme sphère d'action le boudoir ou le champ. Son point fort est la douceur, la tendresse et la grâce. » Il était un vicaire faisant fonction de curé. Bien que machiste, on peut penser qu’il n’a pas voulu que ses trois filles soient des maquerelles. Elles furent romancières et poétesses. Seul leur frère a mal tourné en tombant dans l’alcool et la drogue.
Pour que le Poulpe ne nous reproche pas d’avoir la galéjade facile et « la causette innée », nous arrêterons là notre note de lecture (sincèrement élogieuse) car, si la meilleure façon de ne rien dire, c’est de parler à la méditerranéenne, les Méditerranéens savent que la meilleure façon de faire parler, c’est aussi de ne rien dire. En Corse, on apprend à ne rien dire avant que d’apprendre à parler. Alors, pour faire court nous concluons : Hervé Sard nous a livré une excellente aventure du Poulpe à lire !
Présentation faite par l’éditeur :
A Sainte-Mère-des-Joncs, près de Nantes, une jeune prostituée disparaît dans la plus profonde indifférence des autorités, sans doute trop occupées à gérer les tensions locales liées au projet houleux de construction d'aéroport du Grand-Ouest. A la Sainte-Scolasse, ça s'excite, ça théorise devant l'article du Parisien relatant le fait divers : le Poulpe penche pour l'élimination de témoin gênant, Gérard soutient qu'il s'agit d'un tueur en série et met Gabriel au défi de prouver le contraire : s'il a tort, il lui paiera dix tournées de bières. Le Poulpe n'a pas besoin d'autre motivation pour filer mener son enquête en terres armoricaines. Arrivé dans la bourgade, il va de surprise en surprise : premièrement il semblerait que tout le monde connaisse la jeune disparue mais que personne ne l'ait jamais vue ! Un sacré paradoxe qui laisse Gabriel pantois. Ensuite, contrairement à ce qu'il avait lu sur l'affaire de l'aéroport, ici les habitants ne se font pas prier pour dire tout le bien qu'ils pensent du projet. Marcherait-on sur la tête ? A Sainte-Mère-les-Joncs, il pleut, il mouille, et ça va pas être la fête au Poulpe, car cette enquête va rapidement virer au jeu de patience en terrain glissant. Ah ! le bon air de la campagne n'est plus ce qu'il était !
« La Catin habite au 21 », édition Baleine, ISBN n° 9782842195328, sera dans toutes les bonnes librairie à compter du 9 octobre 2014.
Hervé Sardest né en 1961 en région parisienne. Ingénieur diplômé de l’École Centrale de Lyon. Il vit à Carquefou, près de Nantes. Il est le créateur de SCRIBINFO.
Bibliographie
2005 Graines de noir – Nouvelles, collectif (Krakoen)
2006 Fenêtres sur court – Collectif , nouvelles –( MMS)
2007 Vice repetita – Roman (Krakoen)
2007 Mat à mort – Roman – (Krakoen)
2008 La mélodie des cendres – Roman – (Krakoen)
2010 Le mystère Krakoen – Nouvelles, collectif – (Krakoen)
2010 Onze balles perdues- Collectif , nouvelles – (Caramba)
2010 Morsaline – Roman – (krakoen)
2010 Trente comme, un trente communes- Collectif , nouvelles – (Petit Pavé)
2011 Le crépuscule des Gueux – Roman (Krakoen)
2011 Polychromes Virus2 – collectif, nouvelle (Ecorce)
2012 Chapeau-Nouvelle –( Krakoen)
2012 Bérurier noir –Collectif, nouvelles –(Camion blanc)
2012 Les auteurs du noir face à la différence (Jigal)
2013 Ainsi fut-il (L’atelier Mosésu)
2014 La catin habite au 21 (Editions Baleine)
Hervé Sard a participé à plusieurs éditions du polar corse et méditerranéen dont la plus récente en 2014. Il ne boit pas que de la bière. Vous pouvez faire plus ample connaissance avec lui sur son site et son blog en cliquant sur l’image ci-dessous.
jpC
[1] Pierre SINIAC est né le 15 juin 1928 à Paris. Il a donc connu les deux guerres. Il était un auteur prolifique. Le grand public a pu faire sa connaissance avec l’adaptation cinématographique de son roman " Les Morfalous ", qui traitait déjà de l’héroïsme en temps de guerre. Il a obtenu le grand prix de la Littérature policière en 1981. De cet auteur, on peut citer " Illégitime défense ", son premier roman en 1958, " Monsieur cauchemar " en 1960, " L’unijambiste de la côte 284 ", " reflets changeants sur marre de sang ", " Femmes blafardes ", " Aime le maudit ", " Des amis dans la police ", " Le mystère de la sombre Zone ". Il a inventé aussi les personnages étonnants de Luj Infernan et la Cloducque.
Il a écrit " la course du hanneton dans une ville détruite " (ou " Corvée de soupe ") en 1994. Ce livre sera édité 4 ans après son décès. (Rivages/noir). C’est pour cela que nous avons choisi de faire ce clin d’œil personnel dans le clin d’œil d’Hervé Sard.
Pierre SINIAC est mort dans l’indifférence et l’anonymat en mars 2002. On a découvert son corps le 11avril 2002 dans son HLM dÂ’Aubergenville (Yvelines ).
La course du hanneton dans une ville détruite ou Corvée de soupe (janvier 2006) :
uillet 1994, un manoir normand est en vente. Il recèle des tombes de FTP et de soldats de la dernière guerre. Une dalle tombale n’a aucune inscription et dessous repose Barbara ROUSSET, morte dans sa vingt-sixième année. " C’était une fille de l’Est. Père inconnu. Enfin, on racontait que sa mère, une serveuse d’auberge dans la Meuse, l’avait eue avec un soldat américain, en 17-18, pendant l’autre guerre ; ce qui expliquerait le prénom. En 40, par ici, on a eu des réfugiés. Des Lorrains, des Alsaciens. Barbara était dans le lotÂ… " Et nous voilà projetés en plein débarquement des Alliés dans ce Manoir où Barbara se retrouve seule avec huit orphelins à protéger et nourrir. Elle dispose d’un véhicule prestigieux : la Delage D8, modèle 1937 de couleur prune. Elle tente une première sortie, avec tous les enfants : " Et la voiture de tourner sans trêve, comme sous la coupe d’une mécanique devenue folle, prise dans ce malstrom de feux et d’acier, avec sur les neuf têtes enfermées dans le véhicule un ciel livré à un feu d’artifice démentiel ". Retour au manoir et puis, elle repart seule au volant du véhicule criblé d’impacts de balles pour la " corvée de soupe ", tel un hanneton qui cherche maladroitement son chemin au milieu des ruines. Il s’en suit une épopée cauchemardesque, celle d’une jeune femme dont le courage n’a d’égal que la maladresse. Cette chronique d’une mort annoncée montre les horreurs et les dégâts collatéraux de la guerre. Barbara, pacifiste par nature, se retrouve en première ligne. Elle livre son propre combat au milieu du fracas des bombes. Pour le personnage de l’héroïne malgré elle, SINIAC s’est inspiré d’une histoire qui lui a été racontée à Canisy où l’écrivain passait ses vacances. Dans le roman, le narrateur est un certain Tiercelin, qui fait visiter le Manoir aux acheteurs.
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Par Difrade le 1 Août 2014 à 16:27
Un livre à lire et un auteur à suivre !
« Porte ouverte » n’est pas un roman à clef. D’aucuns diront aussi qu’il n’est pas un pur polar car il n’en respecte pas tous les codes. Je préfère dire que l’auteur ne s’est pas enfermé dans des codes contestables et c’est cela l’esprit polar. Et puis il faudrait se mettre d’accord sur une définition du polar au-delà de celles données par des paroisses littéraires. Pour cela, on peut aller chercher du côté du Mexicain Paco Ignacio Taïbo II qui a évoqué le risque, pour les auteurs de polars, de devenir de simples chroniqueurs. Il préfère aller vers « le roman fleuve grossi par de multiples affluents et hybride parce que ouvert à tous les genres » (Présentation de l’édition L’atinoir, sise à Marseille, en qualité de conseiller littéraire)
Le récit « Porte ouverte » n’est pas linéaire: s’y intercalent les extraits du carnet de note tenu par le principal narrateur, de procès verbaux et du journal de Lesia, jeune femme corse viscéralement attachée à son île… C’est un roman noir polyphonique dans lequel des destins se côtoient puis se télescopent.
C’est un roman hybride dans lequel la structure narrative fait la part belle à l’anecdote, à la réflexion et aux profils des personnages. Dans le journal de Lesia (chapitre 12) nous avons trouvé des références à la littérature latino-américaine dont les polars ont suivi cette évolution littéraire autour d’une intrigue dure et dans un contexte social. Elle cite Jorge Luis Borges qui aimait croiser les lieux et les histoires.
L’auteur construit son récit dans l’attente d’une fatalité pour en saisir la genèse, c’est-à dire le moment où le hasard ou la malchance s’en mêle. Pour cela, il en cherche les linéaments dans la personnalité et la vie de chaque personnage. On comprend que son puzzle romanesque dessine les contours d’une intrigue tragique, après la mise sous tension du premier chapitre intitulé « Mustapha ». Hasard et fatalité, deux mots qui se font échos lorsqu’ils se mêlent des destins, mais peut-être faut-il qu’ils aient rencontré d’autres facteurs pour que le drame soit survenu. C’est le pourquoi que la justice doit établir en sachant que la réponse est le plus souvent complexe. Toutes les interrogations ne trouvent pas toujours de réponses à chaud.
Le principal narrateur est Jean-Marc Paoli, avocat pénaliste parisien d’origine corse. Il revient sur sa dernière affaire d’Assises…. « Un jour, presque par hasard, j’étais retombé –le terme n’est pas anodin- sur cette coupure de presse tirée de l’Hebdo du Dimanche. Quelques temps après les faits. Je n’avais pu en achever la lecture. Une nausée m’avait envahi. J’avais pourtant refusé de la jeter. Non, au contraire, elle m’avait décidé à affronter un mal qui me rongeait depuis des mois sans réellement dire son nom ». La première question que l’on se pose : quel est l’objet de cette obsession ? Quel mal le ronge à la lecture de la coupure de presse?
La première porte s’ouvre chez Mustapha avec qui nous vivons l’angoisse d’un drame pressenti : la disparition mystérieuse de son fils Aziz qui, dans la nuit, a quitté le domicile familiale, sans prévenir, pour aller sans doute rejoindre son premier grand amour : Chloé, militante d’ATAC, rencontrée sur le marché d’Aligre où Mustapha vend ses fruits et légumes.
Par atavisme culturel, le narrateur (sans doute comme l’auteur) ne croit pas à une réalité toute cartésienne des événements. Il est corse et imprégné d’une mythologie et de croyances qui ne font pas de la raison la clef de toute chose. La porte métaphoriquement ouverte est alors celle de tous les possibles et de toutes les incertitudes. C’est peut-être aussi celle choisie par la fatalité, le destin, la malchance… des forces occultes qui déterminent les événements ? Le titre semble l’indiquer.
Nouvelle porte ! Changement de temps et de personnages : un couple corse, Lesia et Ors’Anto, cadre de société pratiquant la boxe comme défouloir sportif. Elle l’a suivi à Paris où il doit faire carrière. Elle a dû faire un choix entre deux amours : lui et la Corse. Elle souffre de la « cursita[1]», ce mal du pays, malgré l’entourage de la diaspora corse bien présente dans la capitale avec ses lieux de rendez-vous… L’auteur a recours au flash back lorsqu’il revient sur Lesia et Ors’anto puis, pas à pas, sur les jours et les heures ayant précédé la disparition d’Aziz. Nous n’en dirons pas plus sur l’intrigue ainsi scénarisée, si ce n'est que le narrateur revient sur une tragédie passée.
Si les prénoms Lesia et Ors’Anto peuvent sonner comme des clichés, Jean-Pierre Lovichi s’en explique : « je vais vous donner l'explication des choix des prénoms, ou plus exactement du prénom Orso Anto parce que pour celui de Lesia, j'ai juste voulu prendre effectivement un prénom du cru et qui sonnait comme tel avec le risque de tomber dans le cliché. Mais vraiment, le choix des prénoms est un véritable casse-tête qu'on ne soupçonne pas toujours... Pour Orso Anto, en fait, l'idée m'est venue à la suite d'une discussion avec un ami qui m'avait raconté une anecdote concernant une famille dont tous les aînés devaient s'appeler Antoine. Or, à l'époque, les enfants de cette famille mourraient et le père avait alors eu l'idée d'associer le mot Orso à Anto pour que le nouveau-né bénéficie de la force de l'animal... Et ça avait marché ! Comme je voulais un personnage fort et puissant, je me suis donc orienté vers ce prénom qui, pour le coup, me paraissait peu usité… ». Le choix de ce prénom composé me permet une digression sur l’usage des prénoms en Corse. A l’origine, il n’y a pas de tiret entre les deux prénoms et cela a entraîné des erreurs d’enregistrements à l’état civil. Des Corses se sont retrouvés avec un prénom composé coupé de sa seconde moitié par une virgule lorsque le tiret n’a pas été ajouté. En français, on écrira Orso-Anto alors qu’à l’origine c’est Orso anto dit « Ors’anto » et devenu « Ors’antu ». C’est pareil pour les autres prénoms composés. Fermons la parenthèse ! Ouvrons une autre porte…
Une porte dérobée permet d’entrer dans le récit : la quatrième de couverture. Empruntons-la !
« Lesia n’aurait jamais pensé quitter la Corse, son île-berceau, son île-rempart, son île-amour. Mais, elle est partie, emportée par Orso-Anto et ses ambitions. Direction Paris, son rythme effréné et sa violence intrinsèque.
Aziz ne pensait qu’à réussir ses études et donner satisfaction à son père. Mais il avait croisé le chemin de Chloé, la belle militante engagée pour transformer le monde et qui avait d’ores et déjà bouleversé son cœur.
Comment savoir par où un destin funeste choisit de s’inviter dans des vies promises à un bel avenir ?
Parfois, il suffit d’une simple porte restée ouverte pour que tout bascule sans le drame… »
Que s’est-il passé devant la porte de Chloé. Pourquoi Aziz ne l’a-t-il pas franchie le soir de sa disparition ? Du côté de Lesia et d’Ors’Anto, quelle conséquence peut avoir une porte mal fermée à la tombée de la nuit ? Quel est ce destin funeste qui a profité d’une porte laissée ouverte ? Quelles en ont été les victimes ?
Jean-Pierre Lovichi nous livre une fiction dans laquelle la vérité tragique sourd, comme une eau souterraine jusqu’à son jaillissement, pendant qu’il fait revivre ses personnages sous le regard d’un narrateur, avocat et corse comme lui. On sait qu’une tragédie a brisé des vies mais il reste à savoir : Qui ? Quand ? Comment ?... Et Pourquoi ? L’avocat semble y être mêlé, au moins à titre professionnel. Il s’agit d’un roman baroque dont l'épicentre est la disparition d’Aziz.
La réflexion n’est jamais loin sur des thèmes identitaires et universels, sociétaux et culturels. On peut en citer quelques uns : l’exil, la corsitude, la culture villageoise, la mégapole des temps modernes, la diaspora, l’insécurité, l’immigration... la littérature. C’est aussi un roman d’amour, d’amitié, de couple, de famille… de doubles « je » féminin/masculin. Bien sûr, la mort y est présente. L’intrigue tragique est en filigrane jusqu’à la fin. Les extraits de procès verbaux la rappellent et la nourrissent. Aziz a-t-il été tué par un ex-amant de Chloé ? Que s’est-il passé ? Les histoires d’amour finissent-elles toujours mal, comme le dit la chanson ? Les peurs de Lesia installent l’angoisse, pendant que son Ors’Anto subit le stress de son travail et des conséquences familiales engendrées. A quel moment ces destins se sont-ils télescopés ? Il faudra aller jusqu’au bout de la lecture pour en savoir plus, ce ne sera pas une obligation mais un plaisir de lecteur curieux.
« Porte ouverte » est aussi un roman des rapports humains fusionnels et/ou conflictuels, des doutes existentiels, du mal-vivre... L’auteur s’explique : « le travail du romancier est de transformer la matière qui lui est donnée. La sienne, ses expériences, ses sentiments, ses rencontres pour en faire du romanesque. Je suis un peu dans tous les personnages, dans toutes les situations mais pas seulement. Les personnages sont souvent des fusions de plusieurs personnes et puis ils finissent par devenir eux-mêmes ». Il a voulu donner chair à des personnages de papier. Dans son roman, le narrateur s’interroge sur le fils des événements, sur les autres personnages, sur lui-même et son métier. Il sait que ce sont les rapports avec les autres qui façonnent la pâte humaine. D’autres voix se mêlent donc à la sienne dans un roman devenu rapidement polyphonique (L’auteur est corse, ne l’oublions pas). Je pense notamment à celle de Lesia, de Chloé, de Mustapha… mais aussi d’un Monsieur Chardon, témoin franchouillard plutôt réac dans l’enquête policière sur la disparition d’Aziz. Il ne vous reste qu’à mêler la vôtre comme nous venons de le faire, car Jean-Pierre Lovichi laisse la porte ouverte à tous les retours de lecture. Il avait auparavant écrit des nouvelles. Porte ouverte est son premier roman publié aux éditions Ancre latine… un roman qui en appelle d’autres à venir.
Nous vous invitons à ouvrir la première page de ce premier roman comme l’on pousse la porte ouverte à toutes les fictions et dérives de la réalité. Il s’agit d’un roman. Comme dans la vraie vie, rien n’y est acquis et, comme dans la tragédie grecque, la fatalité s’impose. Alors, le narrateur peut réécrire l’histoire mais sera-t-il trop tard pour qu’il trouve la paix de l’âme ? Quelle vérité cherche-t-il ? Celle de la tragédie qu’il relate ou la sienne ?
Le dernier mot de « Porte ouverte » est « chance ». Ne vous y fiez pas ! En le refermant il m’est venu en mémoire une citation : « La chance est la poésie du destin » (Étienne Rey; Œuvre : La chance – 1928)…mais aussi, à l’attention de l’auteur, ce qu’a écrit Marguerite Duras dans « Les petits chevaux de Tarquinia » : « La littérature, c'est une fatalité comme une autre, on n'en sort pas »…
[1] Mot corse pour désigner une mélancolie empreinte de nostalgie, loin du pays natal. Il exprime un désir intense, pour quelque chose que l'on aime et que l'on a perdu, mais qui pourrait revenir dans un avenir incertain. C’est ce que ressent Lesia, éloignée de son île et qui garde l'espoir d’y revenir un jour.
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Par Difrade le 10 Juillet 2014 à 18:37