• Les silences d'Ogliano, écrit par Elena Piacentini

    Les silences d'Ogliano« L’été, quand vient la nuit sur le village d’Ogliano, les voix des absents sont comme des accrocs au bruissement du vivant ».  L’incipit renvoie par « les voix des absents » à un mot du titre « silences ». Le vol d’une petite chouette (oiseau diurne qui, dans l'Antiquité grecque, était l'attribut d'Athéna, déesse de la sagesse) nous amène, en survolant des lieux d’ici et d’ailleurs, jusqu’au Palazzo, comme sur le nombre d’or d’un paysage peint. On comprend l’importance de cette propriété. Il s’agit d’un palais mal entretenu et haut lieu féodal d’un village nommé Ogliano. Ne cherchez pas ce village, même si le nom existe dans la Vénétie en Italie et qu’on y distille du Prosecco ! Ne faites pas le rapprochement en Corse avec Rogliano, village du cap Corse connu pour son vin blanc.

     Ogliano serait n’importe quel village du Sud. On se souvient qu’André Camilleri, auteur sicilien, situe ses récits dans un village sicilien au nom inventé de Vigàta qui serait en fait Porto Empedocle. Elena Piacentini semble avoir voulu déraciner son récit mais pas trop pour le rendre plus universel. Elle a voulu dresser un décor personnel d’histoires tragiques et donc profondément humaines. La tragédie est un genre théâtral né à Athènes, donc en Méditerranée. Sophocle n’est pas si loin.  Qui choisir entre Créon et Antigone ?  A quel dieu se vouer ? Zeus ou Hadès ? Faut-il poursuivre l’impossible ? Faut-il aboyer avec la meute ou bêler avec le troupeau de moutons ? « Avec leurs yeux, ils ne voient rien. Avec leurs oreilles, ils n’entendent rien ». C’est la bible qui le dit et Elena Piacentini nous le répète.

     Le héros et narrateur est d’abord un jeune homme dont on suit l’évolution, les affres de l’adolescence et de l’amour. On sent bien que le roman prend une tournure initiatique avec ses silences, ses non-dits qui font partie du lourd héritage d’une identité enracinée. Le jeune Libero est né entre deux mondes qui se côtoient, celui de la vieille féodalité et celui des clans mafieux contemporains. La liberté serait une conquête sur le destin tout tracé. On lit page 27 : « Aucun mystère dans ces paysages, mais au contraire la manifestation flagrante d’une vérité sans âge : aux biens nés, la poésie, aux autres l’âpreté du réel ».  Libero va-t-il s’affranchir de sa condition ?

    Elena Piacentini est corse. Pour le lecteur corse, Ogliano peut être son propre village. On trouve d’ailleurs des noms de lieux corses : Argentu, cascade du Voile de la mariée, Fiumara…  De nombreux villages ont leur Palais hérité de grandes familles qui pèsent encore sur la vie locale.  Dans « Les silences d’Ogliano », une fête chez la grande famille locale tourne au drame.  Dans ce roman d’aventure, la lecture reste agréable et n’est donc jamais ennuyeuse. Le récit n’est cependant pas anodin et recèle les profondeurs existentielles du « moi » en devenir, le difficile apprentissage du monde, de la vie, de soi-même.  

    Pour celles et ceux qui ont lu d’autres ouvrages d’Elena Piacentini, ils connaissent le style travaillé de l’auteure de polars qui donne du rythme à ses récits et sait construire une énigme. Après Jérôme Ferrari et Marcu Biancarelli, Actes-Sud a enrichi son catalogue corse avec Elena Piacentini . 

    Comme Elena Piacentini est celle qui parle le mieux de son roman, je lui laisse la parole lors d’une interview trouvée sur la Toile :

    Extrait

    L’été, quand vient la nuit sur le village d’Ogliano, les voix des absents sont comme des accrocs au bruissement du vivant. Sur la terrasse, les fleurs fanées de la vigne vierge tombent dans un tambourinement obsédant. Le jappement sec des geckos en chasse dans le halo de la lanterne fait écho aux ricanements des grenouilles qui fusent du lavoir. Plus bas, vers le verger de César, le chant d’une chevêche d’Athéna ressemble au miaulement d’un chaton apeuré. Ces cris plaintifs, presque poignants, sont ceux d’une tueuse. À cette heure tardive, elle a pour habitude de faire une halte sur le vieux poirier. Je repère sa silhouette compacte qui rappelle un poing fermé. La voilà qui s’élance dans un vol onduleux. Elle prend de l’altitude, se hisse par les sentiers d’air qui naissent des inspirations et des expirations du massif de l’Argentu. À Ogliano, les montagnes occultent la quasi-totalité du ciel.

    Les montagnes sont le ciel.

    Je pourrais y marcher les yeux fermés. Moi, Libero Solimane, fils d’Argentina Solimane et d’elle seule, petit-fils d’Argentu Solimane dernier des chevriers, je suis né là-haut.

    Là-haut, le nom des Solimane s’éteindra avec moi.

    La chevêche a plongé après le premier col. Je l’imagine raser les frondaisons des chênes, marauder dans les anciens pâturages, puis fondre dans la fraîcheur des ravines et remonter le vent par le flanc nord du pic du Moine. De là, un courant ascensionnel la portera sans effort jusqu’au plateau des Fées, où les petits animaux s’enfonceront dans l’herbe grasse à son passage. L’un d’entre eux ne la sentira pas venir.

    Les lois propres à l’Argentu sont immuables. Toutes ne sont pas inéluctables. Mais ceux qui sont morts ne le savent pas.

    Une fois rassasiée, sans doute ira-t-elle se désaltérer à la source de la Fiumara. Peut-être s’ébrouera-t-elle quelques instants dans l’eau pure avant d’emprunter les gorges et de redescendre vers le village où l’espère sa couvée. D’ici une heure tout au plus, elle ressurgira plein ouest pour rejoindre le palazzo, où elle a élu domicile.

    Mon esprit quitte les cimes. Mes yeux balayent l’obscurité proche, reconstituent le paysage à partir des indices semés sur les faîtages par le rayonnement de la lune. En contrebas du moulin que j’ai restauré, la petite maison de ma mère. À cinq cents mètres vers l’ouest, le clocher qui tient dans son giron l’essentiel du bourg. Un kilomètre plus loin encore, dominant une colline façonnée de terrasses, la masse imposante de la demeure du baron. Son toit s’est affaissé, ses persiennes à jalousies pendent à demi dégondées, les murs de la petite chapelle, gonflés d’humidité, menacent de s’effondrer. Ses jardins sont hantés d’arbustes moribonds. Les fontaines ont tari et les bassins sont colonisés par les ronces. Sa décrépitude actuelle est à la mesure de sa splendeur orgueilleuse d’antan. Quand le Palazzo Delezio rouvrait ses portes en accueillant une cohorte d’invités, c’était le signal. Alors l’été commençait vraiment. La Villa rose, c’est ainsi que je l’appelais autrefois.

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