• homeHome, de Toni Morrison, prix Nobel de littérature en 1993

    Traduit de l'Anglais (Etats Unis) par Christine Lafferière - Août 2012

    L’auteure est célèbre. Ce roman n’a pas manqué de promotion et d’articles élogieux, nous avons voulu pourtant à notre tour  le présenter à ceux qui ne l’aurait pas lu. Le récit est court mais dense. Il n’est pas linéaire et laisse toute sa place au lecteur. Tout est suggéré de façon habile et dans un style épuré ne gardant que  le choc des mots et la musique des phrases. On accompagne deux destins brisés au fur et à mesure que leurs secrets se dévoilent. C’est aussi une histoire de rédemption pour l’anti-héro et de deuxième naissance pour sa sœur Cee (diminutif d’Ycidra).

    Toni Morrison explique qu'elle "travaille consciemment et énormément à cela : écrire moins et dire davantage. Ne pas écrire deux pages quand une phrase peut tout contenir. C'est bien plus difficile que de s'étaler. Et c'est ce que je veux désormais. C'est à la fois une envie et une nécessité - j'ai 81 ans, il faut que je fasse vite, donc que j'écrive court!" (Télérama, août 2012).

    Elle ne cède donc pas à la tentation de trop en dire et traite, sans trop en faire et sans discourir, de grands sujets. En quelques lignes, ses personnages existent.

    De retour de la guerre de Corée, le soldat Franck Money s’échappe d’un asile psychiatrique où sont envoyés les vétérans post-traumatisés. Il doit vivre avec ses fantômes. Il veut rentrer chez lui à Lotus, un coin perdu en Géorgie, état du Sud des Etats-Unis.  « Lotus, Géorgie, est le pire endroit du monde, pire que n’importe quel champ de bataille. Au moins, sur le champ de bataille, il y a un but, de l’excitation, de l’audace et une chance de gagner en même temps que plusieurs chances de perdre. La mort est une chose sûre, mais la vie est tout aussi certaine. Le problème, c’est qu’on ne peut pas savoir à l’avance. A Lotus, vous saviez bel et bien à l’avance puisqu’il n’y avait pas d’avenir, rien que de longues heures à passer à tuer le temps… » (extrait du journal intime de Franck, page 89, chapitre 7). On comprend pourquoi sa sœur Cee a suivi le premier amoureux venu jusqu’à Atlanta, capitale de l’Etat. Franck et sa soeur ont des histoires tragiques. Averti que sa frangine est très malade, il va la récupérer et la sort des griffes d’un médecin dément. Tous les deux se retrouvent dans la maison familiale remplie par des souvenirs.

    Même si l’auteure ne le dit pas, les deux personnages principaux sont des Noirs dans les Etats-Unis des années 50. Tous les indices, subtilement glissés dans le récit, nous sollicitent et donc nous font mieux pénétrer l’époque, les personnages, les situations en donnant à certaines scènes poignantes toute leur force.

    Pour l’anecdote, le Negro Motorist Green Book de Victor H. Green est un répertorie des restaurants et des hôtels accueillant les noirs dans différents états d’une Amérique à la veille de la lutte pour les droits civiques. Nous avons relevé l’évocation de « Menaces dans la nuit », un film réalisé en 1951. Victime du maccartisme, son réalisateur, John Berry, dut s’exiler en France. On peut citer aussi cette pièce de théâtre « L’Affaire Morrisson » écrite par le dramaturge et scénariste Albert Maltz (1908-1985). Elle n’a jamais été jouée car son auteur fut l’un des « dix d’Hollywood » accusés d’être communistes et condamnés en 1950. Et puis si vous voulez la musique des personnages, écoutez Skylard de Ray Charles ou bien Don’t Fence Me In de Bing Crosby.

    La 4ème page de couverture reprend deux extraits d’articles de presse dont celui du New York Times : « Ce petit roman est une sorte de pierre de Rosette de l'oeuvre de Toni Morrison. Il contient en essence tous les thèmes qui ont toujours alimenté son écriture. Home est empreint d'une petite musique feutrée semblable à celle d'un quatuor, l'accord parfait entre pur naturalisme et fable. » Si nous n’avez pas lu cette auteure, Home est le roman par lequel vous pouvez commencer.

    tonimorrison1Présentation de l’auteure : Toni Morrison (de son vrai nom Chloe Anthony Wofford) est née en 1931 à Lorain (Ohio) dans une famille ouvrière de quatre enfants. Après des études de lettres et une thèse sur le thème du suicide dans l’œuvre de William Faulkner et de Virginia Woolf, elle fait une carrière de professeur aux universités de Texas Southern, Howard, Yale et Princeton. Après avoir travaillé comme éditrice chez Random House, elle obtient en 1988 le prix Pulitzer avec Beloved (dont l'édition française remonte à 1989 et a fait connaître Toni Morrison en France). Le prix Nobel de littérature lui est décerné en 1993. Aujourd’hui retraitée de l’université, Toni Morrison a toujours eu le souci de s’entourer d’artistes contemporains - musiciens, plasticiens, metteurs en scène - avec qui elle a régulièrement collaboré. En septembre 2011, elle a ainsi présenté l’adaptation de son Desdemona par Peter Sellars au théâtre des Amandiers de Nanterre. « Home » est son dixième roman. Elle est venue en France en 2012 à l’occasion du festival AMERICA dont elle était l’invitée d’honneur. A cette occasion un article de Libération disait : « Toni Morrison a entrepris de rendre aux Afro-Américains leur passé, leur mémoire, et pas seulement celle de leur souffrance, s'attachant, en archéologue pionnière, à célébrer la richesse d'une histoire d'avant les droits civiques. La langue qu'elle travaille est imprégnée de rythmes, de références aussi bien orales que savantes, sa narration, puissante, lyrique, est d'ordre musical ce que vient rappeler son roman Jazz. Elle fait appel à un fonds collectif de mythes et de stéréotypes, à ce creuset où l’on a annihilé l'identité noire qu'elle entend reconstruire en lui rendant justice.

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  • carriresnoires

    Le titre évoque les carrières labyrinthiques  de Lezennes. Nous sommes dans la région lilloise. Le commandant Léoni n’apparaît qu’à la quatre-vingt-onzième page. On comprend auparavant que le récit cache un jeu de l’oie (et de loi) aussi labyrinthique que les carrières et qui va peu à peu, de case en case, nous conduire au cœur d’une affaire criminelle complexe. Un premier personnage nous fait descendre dans ce lieu souterrain dont il a fait à la fois son royaume et le ventre de sa mère, cette mère qui, toute sa vie, lui a voué une haine viscérale parce qu’il ressemble à son père qui les a abandonnés. Dans ce qui est devenu sa taupinière baptisée « Invectus », l’orphelin névrosé a enterré sa génitrice et tient son journal intime. Nous remontons à la surface pour faire la connaissance d’un trio de femmes d’âges murs (mais pas trop) qui veulent bien faire des ménages rémunérés mais refusent chacune à sa manière d’être la boniche d’un homme, un club de féministes pas tentées par l’esclavage conjugal. Une retraite dorée au bord de l’eau est leur rêve commun. Elles ont scellé leurs vies en un avenir commun. Bien sûr, il y a une meneuse et c’est elle qui va les entraîner dans un cambriolage aux conséquences inattendues. Cette dernière travaille chez une vieille sénatrice milliardaire, tout aussi féministe mais à sa façon dure et cynique, dans le genre rouleau-compresseur de tout ce qui se met en travers de sa route. Elle a héritée d’un mari richissime. Ce n’est pas la victime idéale mais plutôt une intrigante, maître-chanteur (au chanteuse pour les féministes qui me liraient), assoiffée de pouvoir occulte ou au grand jour. Elle s’est mis dans la tête de faire d’un de ses neveux  le locataire de l’Elysée. Le neveu a gagné son cœur de pierre parce qu’il est aussi pervers qu’elle ( et peut-être davantage). Elle utilise de père en fils un factotum qui joue les détectives et doit commettre dans son ombre ses mauvais coups.

    Les pions sont posés, Léoni peut apparaître : un Léoni nouveau et fraîchement veuf, dont la famille se compose d’une fillette et d’une de ces grand-mères corses qui ont construit le matriarcat sur l’île, sans oublier l’ami fidèle prêt à franchir la mer si besoin est. Toutefois le nouveau Léoni qui veut raccrocher son étoile de chérif lillois ne cache pas longtemps l’ancien. Son équipe a su l’attirer dans la cité des carrières pour qu’il reprenne la sienne… Chasse le naturel, il revient au galop ! Leoni est un flic humaniste, plus près de ses coéquipiers que de la hiérarchie policière. On sent en lui plus le mouflon corse (u muvrone)  que le mouton de Panurge. Souvent il se fie à son instinct aiguisé par des années de police judiciaire. Il utilise plus volontiers ses méninges que son flingue. Il bénéficie de la tendresse de son inventrice et c’est un atout majeur pour en faire un héros attachant.

    elena_piacentiniPrésentation du roman par l’éditeur : « Leoni n’est plus commandant de police, il est retourné en Corse après la mort brutale de sa compagne. Un soir, à Lille où il est venu régler une dernière affaire personnelle, il découvre le corps sans vie d’une ancienne sénatrice influente, tante d’un futur candidat à la présidentielle. Malgré l’insistance d’Éliane Ducatel, médecin légiste, son remplaçant rechigne à ouvrir une enquête qui pourrait être gênante pour la carrière du neveu, et pour la sienne. Alors, le Corse et la légiste se lancent sur la piste de leur instinct, laquelle croise un trio de vieilles filles, un politicien en campagne, beaucoup de mal-aimés et une fouine. Mobilisés par la disparition de deux enfants, les membres de la PJ tentent malgré tout d’aider Leoni, qu’ils considèrent toujours comme leur patron. Mais les deux affaires se ramifient, se croisent et s’enfoncent dans les carrières souterraines de Lezennes, où se perdent bêtes et hommes, corps et âmes. Dans cette galerie de personnages agités par les meilleurs sentiments, et les pires aussi, chacun tente d’atteindre l’inaccessible ou d’enterrer l’inavouable. Trésors et ignominies scellés ». ( Editions Au-delà du raisonnable)

    Elena Piacentini, qui n’est pas à son coup d’essai, nous a proposé le quatrième opus de son héros de papier le Corse de Lille. Il a pris chair et attire l’empathie du lecteur. L’auteure nous offre là, à mon avis, son roman le plus abouti des quatre, sans que cela n’enlève rien aux autres. On y trouve des passages bien torchés (pour rester dans le langage polardeux). De façon un peu plus explicite, elle fait chanter des phrases avec l’amour des mots pour nous faire pénétrer au plus profond des âmes et son âme corse l’incite à un humour fin, parfois un peu bougon, mais toujours juste.

    On entre dans le récit, comme dans les carrières de Lézennes, par plusieurs portes. On pourrait s’y perdre si le talent de conteuse d’Eléna ne nous tenait pas par le bout du nez pour nous faire croire que nous avons le flair du fin limier dans des intrigues qui se croisent et s’enroulent… Nous voilà vite happés par la spirale !  Nous n’en dirons pas davantage sur ce roman si ce n’est qu’Invectus est aussi un poème de  William Henley qui présente bien le roman et dont nous vous communiquons la traduction…

    Dans les ténèbres qui m’enserrent,
    Noires comme un puits où l’on se noie,
    Je rends grâce aux dieux quels qu’ils soient,
    Pour mon âme invincible et fière,

    Dans de cruelles circonstances,
    Je n’ai ni gémi ni pleuré,
    Meurtri par cette existence,
    Je suis debout bien que blessé,

    En ce lieu de colère et de pleurs,
    Se profile l’ombre de la mort,
    Et je ne sais ce que me réserve le sort,
    Mais je suis et je resterai sans peur,
    Aussi étroit soit le chemin,
    Nombreux les châtiments infâmes,
    Je suis le maître de mon destin,
    Je suis le capitaine de mon âme.

    C’est aussi le titre d’un film réalisé par Clint Eastwood sur l’Afrique du Sud et la création de l’équipe de Rugby des Springboks pour la coupe du monde organisée dans ce pays tout juste sorti de l’apartheid en 1995. Nelson Mendela avait envoyé le poème au capitaine de l’équipe pour les deux derniers vers (I'm the master of my fate, I'm the Captain of my soul)  

    Pour faire plus ample connaissance avec le commandant Léoni et l’auteure de ses aventures policières, vous pouvez aller sur le blog « Carrières noires » en cliquant ICI.

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  • amidéfunt2

    Le roman «  L’ami du défunt », écrit par Andrei Kourkov et traduit du russe par Christine Zeytounian-Beloüs, avait déjà été fait l’objet de publications en 2002  et en 2003. Les éditions Liana Levi l’ont réédité à nouveau  dans la collection « piccolo » en avril 2012 sans doute pour qu’il soit présent au Salon du livre de l’année dernière car les organisateurs y proposaient la découverte des romanciers russes et principalement moscovites. La capitale russe était en effet la ville invitée cette année-là.

    Il s’agit d’un petit roman noir bien écrit avec une intrigue proche du thriller et un personnage original qui nous livre ses pensées profondes. A Kiev, dans la Russie postsoviétique, Tolia est un jeune traducteur au chômage. A l’heure du capitalisme sauvage, pour sortir de la misère, il faut trouver des combines immorales. Tolia n’éprouve plus aucun sentiment pour son épouse qui le méprise et le trompe. Il est dans le présent, sans passé et sans futur. Son quotidien est fait de besoins primaires. Tout le reste ne l’intéresse plus. Il cogite sur son sort et cherche une issue à sa grande déprime. « Personne n'avait besoin de moi, et je n'avais besoin de personne. L'évidence de mon inutilité en ce monde m'a aiguillé vers des pensées positives: la décision que j'avais prise était la bonne ». C’est la multiplication des tueurs à gages « oiseaux de haut vol, insaisissables et invisibles » qui lui font élaborer le scénario de sa propre mort. C’est un intellectuel. Tuer ou faire tuer sa femme et son amant lui apparaît comme banal et improductif. Par contre être la victime offre à ses yeux tous les vrais avantages. On le plaindra, on reconnaîtra « sa force et ses capacités »… Etre la cible d’un tueur à gages lui donne de l’importance. C’est flatteur. Ses amis se poseront des questions sur sa vraie personnalité. Sa mort sera mystérieuse et son nom dans les journaux… peut-être aussi des livres. La postérité ! Le héros qui est tombé au dessous du zéro, il entrevoit là l’occasion d’être quelqu’un. Commanditer son propre meurtre, voilà un moyen d'en finir avec panache, de laisser une trace dans les mémoires. Il se promène dans la ville et retrouve un ami qui travaille dans une grande épicerie. Il se confie à lui  en partageant des bouteilles d’alcool. L’idée de l’assassinat de son rival est abordée. Son ami lui trouvera l’élément perturbateur du récit, le tueur, sans connaître le véritable dessein suicidaire de Tolia. Pour payer le tueur, ce dernier jouera les faux témoins dans une procédure de divorce. Il récupère un joli pactole au moment où il rencontre une jeune et jolie prostituée qui devient sa maîtresse. Il reprend goût à la vie mais le tueur consciencieux ne renoncera pas à l’exécution du contrat. Comment va-t-il se sortir de l’impasse mortelle dans laquelle il s’est mis tout seul ? Qui est ce tueur dans l’ombre ? Tulia restera-t-il le maître du « je »? Le tueur va-t-il être l’arroseur arrosé ? Qui est l’ami du défunt ? Bien sûr, l’affaire aura son coup de théâtre mais le récit ne s’arrêtera pas là…

    Un paumé, la femme, l’amant, l’ami, l’ombre du tueur, une jeune prostituée, la compagne du tueur, de la vodka en veux-tu en voilà et des patates pour les repas… Andreï Kourkov a su utiliser ces ingrédients pour écrire un bon roman. Lorsque la vie n’a plus de sens, on peut toujours trouver une raison de s’y accrocher. Dans un décor gris et froid, le quotidien morne de Tulia ne rend pas la lecture ennuyeuse. Celui-ci se construit une fatalité puis se révolte contre elle. Finalement, sans passer par la réflexion métaphysique, c’est sa mort programmée, ce non-sens qui donne peut-être un sens à sa vie et au besoin d’amour. L’ami du défunt est un roman noir parsemé d’humour subtil. Il ne fait que 126 pages mais elles sont denses. Nous ne dirons rien de l’épilogue. Toutefois si on pouvait tirer une leçon en marge de cette histoire, ce serait : « N’éprouvez pas de l’empathie pour votre meurtrier ! »

    Andreï Kourkov est né à Saint-Pétersbourg en 1961. Il est écrivain de langue russe, chanteur, compositeur et journaliste. Il a vécu sa petite enfant à Kiev. Il parle neuf langues dont le français. Depuis 1996, il vit en partie à Londres.

    Son éditeur dit de lui : « Andreï Kourkov écrit, avec son style minimaliste et son regard inquisiteur, le monde tel qu'il est : sans avenir, sans passé, sans vrai présent non plus, plus près du cauchemar que du rêve, un monde fantôme. Il place ses personnages dans des situations férocement drôles et crée un décalage où l’absurde devient normal et le sordide comique. Lui, qui fut gardien de prison, caméraman et scénariste, en a fait un polar poétique et désabusé, sous-tendu par une conscience permanente de l'absurde et cette distance inimitable que les humoristes russes prennent avec leurs états d'âme. »

    Bibliographie


    Le Pingouin. Éd. originale Liana Levi, 2000/Seuil points, 2001.
    Le Caméléon. Éd. originale Liana Levi, 2001/Seuil Points, 2002.
    L’Ami du défunt. Éd. originale Liana Levi, 2002/Seuil points, 2003.
    Les Pingouins n’ont jamais froid. Éd. Liana Levi, 2004.
    Le Dernier Amour du président. Éd. Liana Levi, 2004.
    Laitier de nuit. Éd. Liana Levi, 2010.

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    Yemen, Paris, les Arménies, les Ibéries, les Levants… C’est la configuration géographique et spatiale de la sélection des poèmes rassemblés par Tigrane Yegovian  dans son recueil « Insolations ». Aden, Paris, Lisbonne, Ankara, Alep… y sont des étapes d’un voyage poétique fait de confidences, de sensations et d’émotions dans une langue musicale qui va parfois jusqu’à l’incantation avec des images fortes, fulgurantes. L’âge de l’auteur, l’évocation d’Aden et l’Orient font surgir l’ombre du lumineux Rimbaud. Le titre « Insolations »  traduit bien la fièvre des textes et fait penser aux Illuminations du grand poète français…On trouve chez les deux, fébrilité, sensibilité, mysticisme et même désespoir.

    C’est au Yémen que Tigran Yegavian a été victime d’une sévère « insolation » et c’est par Aden que commence le voyage poétique qui se poursuit dans un éparpillement voulue dont l’élément stable est le moi du poète, un moi fragmenté lui-même. On pense à Montaigne qui a écrit « Nous sommes des lopins ». Nous sommes faits de fragments que nous tentons de rassembler. Dans son recueil fragmenté, Tigrane Yégavian suit son chemin de Damas. Son enfance à Lisbonne, ses vacances à Alep, ses études à Paris, son séjour de globe-trotter à « Aden figée »  où plane dans une ambiance jaunie le fantôme de Rimbaud sous un soleil de feu… et les deux Arménies, indissociables à ses yeux malgré la déchirure historique du génocide. Sans doute, a-t-il besoin de donner un sens poétique à l’espace pour l’habiter et essayer de réunir ses fragments de vivre entier. Il est arrivé à Lisbonne alors qu’il n’était qu’un bébé.  Il a grandi dans cette capitale de la poésie avec ses grands poètes. Fernando Pessoa y invite éternellement à rejoindre sa table devant le  café A Brasileira dans le Chiado. Son ombre plane à jamais sur les pavés de Lisbonne. Tigrane, lui, est allé en Syrie pour retrouver un pan de son arménité éparpillée… Ses voyages donnent un sens à ces fragments qui constituent son héritage culturel.

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    La poésie est la « connaissance du réel incréé » disait René char. Elle explore le domaine de l’irrationnel. Elle recrée les choses. L’état poétique est proche de l’état mystique. Le rimbaldien Tigran Yegovian s’est sans aucun doute imprégné des poètes portugais mais aussi de Baudelaire, de Verlaine ou encore du grand poète palestinien Mahmoud Darwich, considéré comme l'un des plus grands écrivains arabes, mort en 2008 à Houston, aux Etats-Unis.

    Tigrane Yégavian a publié avec « Insolations » son premier ouvrage. Le français est sa langue maternelle et sa langue d’écriture. Il parle plusieurs langues dont le portugais, l’arménien et l’arabe. Il fait des grands reportages notamment pour le magazine France-Arménie et voyage beaucoup. Ses bagages universitaires et sa vie déjà bien remplie lui permettent de donner un sens nouveau au réel. Il nous parle en langage poétique des lieux qui ont une importance capitale à ses yeux. Il a habité ces lieux et ces lieux l’habitent. Il ne vous propose pas de simples cartes postales mais nous prête ses yeux et son cœur pour imaginer, sentir, aimer, éprouver des émotions et se laisser porter par la musique des mots… grâce à la magie de sa langue. Seule le langage poétique a cette magie qui pousse l’empathie du lecteur au-delà des mots. Il se débarrasse de l’inutile besoin de tout signifier, il privilégie l’image et le rythme pour renouveler la vision des choses, les rendre plus essentielles, plus neuves. Il faut le lire avec son cœur, avec son âme, avec aussi un regard intérieur qui va chercher en soi ce que l’on ne peut exprimer.

    Poème de Tigrane Yegavian (26 ans) dit par Jean Eckian. Il s'agit d'un texte extrait du recueil de poèmes "Insolations" (2010), paru aux éditions Le Cercle d'Écrits Caucasiens...

     

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