• Dans son recueil « Les passagers d’Istanbul », Esther Heboyan nous offre neuf nouvelles, neuf récits intimes de vies qui établissent une généalogie arménienne post-génocidaire. Il s’agit d’êtres et surtout de femmes à la fois victimes de leur destin qui, paradoxalement, les a rendues plus fortes. A travers des familles, s’établit une filiation identitaire faite de souvenirs suaves comme des loukoums, tendres, parfois burlesques. Si le titre du recueil est aussi celui de la dernière nouvelle, chaque personnage est le «passager » d’un pays d’accueil, un passager dont l’identité se brouille comme la langue qui se perd ou s’enrichit selon le point de vue. On prend conscience de la survivance fragile de l’arménité en Turquie mais aussi dans tous les ailleurs de l’Anatolie.

    Les Arméniens ont été intégrés dans la nation turque avant le génocide. Nombre des leurs parlent mieux le turc que l’Arménien. Certains sont restés après le génocide, dans une sorte d’exil intérieur. Ils sont allés survivre surtout à Istanbul, grande ville cosmopolite. Et puis, à court, moyen ou long terme, nombreux se sont exilés définitivement, s’arrachant des racines qui leur restaient. Ce sont à ces petites gens « démunis, exilés, sans langue», passagers d’Istanbul puis d’autres villes du monde, qu’ Esther HEBOYAN a voulu donner la parole.

    L’auteur fait partie de la génération née en Turquie, à distance (par sa naissance et par sa scolarité en Turquie) du génocide. Son enfance est liée à Istanbul qu’elle évoque toujours avec nostalgie. Ses langues de naissance sont d’abord l’arménien, puis le turc. Sa famille s’est exilée en Allemagne et ensuite en France. A chaque escale, elle a du surmonter une rupture et apprendre une nouvelle langue. Elle est allée ensuite aux Etats-Unis découvrir son El dorado : la littérature américaine (Peut-être que cet attrait a quelque chose à voir avec les rêves hollywoodiens de quelques femmes arméniennes, lectrices de revues de cinéma). Actuellement, elle est universitaire dans l’Artois et, traductrice, impliquée dans des travaux sur les langues, avec le constat qu’elle a du apprendre l’allemand, le français et l’anglais, puis réapprendre le turc. Elle estime que sa maîtrise de l’arménien est rudimentaire par rapport au français et à l’anglais. Il lui faudrait trouver le temps et l’énergie, selon elle, nécessaire pour atteindre un niveau de compétence satisfaisant pour l’arménien. « L’oralité est une chose , dit-elle, savoir écrire correctement dans une langue est autre chose ». C’est sans doute ce constat qui a motivé son attrait affirmé pour l’écriture. C’est sûrement, en elle, la femme arménienne (envers et contre tout renoncement à sa vraie généalogie) qui a senti le besoin d’écrire les neuf nouvelles du recueil « Les passagers d’Istanbul ». Il ne s’agit pas de récits archéologiques mais de la mémoire généalogique d’une arménité tenace et vivante chez ses passagers qui transportent partout leurs trésors avec eux… trésors culturels, il s’entend !...

    Esther HEBOYAN nous parle du défi d’exister envers et contre l’exil, de son appartenance à une diaspora confrontée puis intégrée aux autres cultures, et de la volonté d’être arménienne : un corps, plutôt qu’un corpus à ressasser.

    Les passagers d’Istanbul – Editions Parenthèses collection Diasporales -

    Le recueil s’ouvre sur Aroussiak, une grand - mère qui s’exprime dans une « langue composite à résonances et approximations turco -arméniennes ». Tout juste adolescente, elle a été mariée avec un boucher de 10 ans son aîné. Cette vieille arménienne, épouse bafouée, illettrée et indigente, a pour devise : « Le bidon d’huile du bon dieu vient à qui veut » (une façon à elle de dire « Aide-toi et dieu t’aidera ») illustrée par son poulailler du Bon Dieu, garde-manger pour les jours de disette. Que reste-il d’elle, après que « la mort et l’exil qui parfois ressemblait à la mort eurent dispersé les êtres et les choses » : quelques photographies dans une vieille boite récupérée par une petite-fille pour qui sa « Medz mayrig » ( grand –mère en arménien) reste la plus belle, la « Güzel » du village d’Istanoz près d’Ankara. Et puis vient la petite sœur d’Ava Gardner, la belle Sylva convaincue qu’elle ressemble à Ava Gardner par son amie Méliné délaissée par les hommes et décrite avec « une tête de corbeau sur un corps de moineau », la coupable idéale de tous les péchés de son entourage. Suivent le phénoménal Oncle Zareh et Diguine Yester, une femme pieuse et respectée, réunis lors d’un banquet familial bien arrosé de Raki. Ils précèdent Mardiros Artinian alias Agha, bel homme « les yeux bleus envoûtant, le chef orné de boucles châtain et la parole magnanime », admiré des femmes et envié par les hommes… « Et Mardiros Agha posait, soupirait, saluait tantôt en turc tantôt en grec ou en arménien. » Avec la nouvelle « Un si long chemin », l’antagonisme entre son père Antranik le timoré et son oncle Krikor, globe trotter religieux, va faire le bonheur conjugal de Serko… On y trouve un dialogue polémique entre les deux frères sur l’usage de la langue arménienne en Turquie. Quant à la jeune Hilda, elle va au cinéma, chaperonnée par ses deux grands-mères « avec leurs mots bien à elles, des mots brusques, effervescents à jamais perdus », juste avant la séquence d’automne entre Hagop qui n’a jamais rien promis et son épouse Ani qui, résignée, se contente de ce qu’elle appelle « la vie nue». Hagop « a laissé une précieuse partie de lui-même, là-bas, là d’où il vient même si il ne sait plus très bien d’où il vient ». Lui, qui ne rêvait jamais, a fait un rêve étrange et pénétrant…Tous sont des passagers d’Istanbul comme les personnages de la dernière nouvelle du recueil : Hovsep rebaptisé Joseph, Anika devenue Annie et leurs enfants, Yester répondant au prénom choisi d’Esther avant de découvrir trop tard celui d’Esterina dans un mélodrame italien, alors que Herantouhi s’est retrouvée Isabellisée , victime de la lettre « H »…

    « Les passagers d’Istanbul » est la dernière nouvelle du recueil, celle de l’exil, du trouble de l’identité, de l’intégration à un nouveau schéma socio –culturel qui passe par l’apprentissage de la langue de l’exil et l’oubli de la langue originelle, la montée de la xénophobie… l’occasion, par les temps qui courent, pour accepter un vaccin de rappel de l’exception culturelle française. La devise « Liberté, Égalité, Fraternité » ne devrait pas devenir un slogan vide de sens dans une France qui exporte l’humanitaire et expulse sans humanité. Finalement, ne sommes – nous pas tous des passagers d’une humanité en marche ?



    Cette anthologie familiale contient son florilège de mots, de lieux et de noms dont l’étrangeté fait imaginer des personnages fabuleux, « enluminés », peut-être parce que l’exil et l’entropie des souvenirs rendent le passé parfois plus beau dans une vérité romanesque. Lorsque l’on referme le livre, les personnages font un carrousel dans notre imagination, tant Esther Heboyan leur donne chair, nous les rend familiers.

    Les passagers d’Istanbul nous invitent à un voyage nostalgique avec ce sentiment que le temps ne délivre aucun billet de retour, même si le présent se nourrit du passé, souvent avec humour et tendresse. Chacune de leur vie est comme une strate de cette humanité arménienne et les mots, par poussées orogéniques affleurant cette vérité romanesque (écrirait, je pense, Martin Melkonian), renaissent des cendres d’un séisme en date du 24 avril 1915. Latent, transparaît ce sentiment d’appartenir à une entité historique et culturelle menacée par la fragilité d’une transmission familiale orale qui pousse au besoin d’écrire.



    Engagés dans une croisade contre l’oubli, les passagers arméniens de l’exode et de l’exil font escale depuis 1915. Toujours à la croisée entre deux cultures, ils emportent partout, avec eux, cette Arménité qui a son berceau en Anatolie. Lors d’une table ronde organisée pendant la journée du livre arménien à Marseille, une participante a demandé : « Arméniens, qu’apportons – nous au monde ? J’aimerai qu’un non -arménien réponde. » Malheureusement, le temps était écoulé et la séance est restée sur cette question. Mais, finalement, la réponse apparaît évidente : Le peuple arménien apporte son humanité vieille de plusieurs millénaires et sa culture riche de ce long passé. Il apporte son histoire marquée par le premier génocide du 20ème siècle et l’exil d’une diaspora meurtrie jusqu’aux enfants qui naissent avec cette tragédie en héritage. Aujourd’hui, les Arméniens de cette diaspora représentent une richesse pour les pays d’accueil où ils ont su s’intégrer avec intelligence et sans se renier. Ils comptent, parmi eux, nombre de talents, notamment dans les domaines de l’art et de la littérature. Ils respectent sans faille leur devoir de mémoire et se font les passeurs d’une culture toujours et plus que jamais vivante. Le peuple arménien, par sa solidarité trans-générationnelle et sa diaspora, contribue à notre humanité pluri – culturelle en devenir.



    Dans une lignée généalogique, les grands parents sont les mémoires vivantes d’un passé plus lointain. Plusieurs auteurs arméniens, dont Esther Heboyan, ont senti le besoin de revenir, par l’écriture, sur les bribes d’un passé incarné par une grand-mère arménienne restée en Turquie après le génocide. Nous avions consacré un article à Louis Carzou pour « La huitième colline ». Nous signalons la 7ème réédition du roman « Le livre de ma grand-mère » écrit par Féthiyé Cetin ( publié en 2004). Cette avocate des droits de l’homme et des minorités raconte le secret de toute une vie : être une grand-mère arménienne dans une famille turque. C’était le secret de sa grand-mère Héranouche, décédée en 2000.



    Entretien avec Mme Esther HEBOYAN :

    Question 1 : Vous montrez avec talent l’existence de cette arménité qui a repris racine à Istanbul et qui, après l’exil, est nostalgique de cette ville turque. Avant le génocide, les arméniens étaient déjà turcs et parlaient souvent mieux le turc que l’arménien. D’ailleurs, vous utilisez des mots arméniens et des mots turcs, voire même de dialecte turco -arménien comme « Arman Astvadzis ! » qui signifie « Ah ! Mon dieu. » Finalement, on s’aperçoit que les ambiances familiales et les souvenirs d’enfances en Turquie après le génocide sont très proches des récits faits par des familles arméniennes venues en France immédiatement après le génocide. Finalement, qu’est-ce qui différencie une femme arménienne et une famille arménienne en Turquie, d’une femme arménienne et une famille arménienne en France ?

    Réponse d’Esther HEBOYAN : Vaste question. Pour pouvoir y répondre, il faudrait prendre en compte quelques paramètres – le niveau socio-économique, les possibilités de développement intellectuel, social et politique, les mentalités, les repères culturels, etc. Pour ce qui est de la langue, comme dans tout espace où coexistent plusieurs peuples, il y avait et il y a des interférences entre le turc et l’arménien. En Turquie, les Arméniens qui n’avaient pas accès aux institutions éducatives arméniennes parlaient effectivement mieux le turc que l’arménien.


    Question 2 : Vous êtes née en Turquie dans une famille d’origine arménienne. Vous avez émigré en Allemagne puis en France avant de séjourner longuement aux Etats-Unis où, après plusieurs années, vous avez pleuré en entendant parler turc parce que vous avez réalisé que, faute de pratique, vous perdiez votre langue de naissance. Aujourd’hui, vous êtes universitaire en France et notamment spécialiste de la littérature américaine. Vous faites des traductions d’ouvrages turcs (Je pense à la traduction de Nedim Gürsel ). Vous parlez plusieurs langues mais pas l’arménien. Vous écrivez aussi des poèmes dans la revue « Neige d’août » sortie en octobre 2006. Vous avez dirigé un ouvrage « Exil à la frontière des langues » paru en 2001. Certains auteurs exilés choisissent de s’exprimer dans la langue du pays d’accueil. D’autres restent fidèles à leur langue. Pensez-vous que la langue soit un élément nécessaire à la survie de la culture arménienne et de l’arménité chez la diaspora en France?

    E.H : Il faudrait corriger quelques informations qui circulent depuis peu sur le net et qui sont erronées. Non, je n’ai pas pleuré en entendant les gens parler le turc aux Etats-Unis, mais plutôt après avoir lu les nouvelles en français de Nedim Gürsel sur l’exil qui bien entendu me renvoyaient à mon propre exil. Non, je n’ai pas perdu ma langue maternelle ; je parle arménien mais ma compétence est limitée. Quant à savoir si la survie d’un peuple dépend de la pratique de sa langue… A priori, on pourrait croire que oui. Cependant, il y a énormément d’Arméniens en France, en Suisse, en Allemagne et ailleurs, en Turquie même, qui ne parlent pas arménien mais qui se sentent arméniens, alors… « Neige d’août » est une très belle revue dirigée par Camille Loivier ; le numéro d’octobre 2006 contient quelques uns de mes poèmes.

    Question 3 : Pensez-vous que les Editions bilingues soient un bon compromis entre l’identité culturelle et l’édition dans le pays d’accueil pour les auteurs faisant partie d’une diaspora?

    E.H : C’est une très belle trouvaille qu’il faudrait exploiter davantage.


    Question 4 : Vous avez intitulé votre ouvrage « Les passagers d’Istanbul ». Pouvez-vous nous parler du choix de ce terme « passager » pour évoquer l’arménité et l’exil ?

    E.H : Pour autant que je m’en souvienne, au début des années soixante Arméniens et Turcs d’Istanbul se destinaient à partir s’installer en Europe et ailleurs. Les entreprises ouest-allemandes surtout ont encouragé un mouvement de masse qui n’a finalement jamais cessé. Le terme « passagers » est un terme lyrique pour désigner des formes d’exil.


    Question 5: Vous avez participé à une œuvre collective en écrivant une nouvelle sur Istanbul dans un recueil édité par les Editions Albiana. Il s’agissait pour chaque auteur d’écrire une nouvelle située dans une ville. Pouvez-vous nous parler de cette expérience avec l’Edition corse ?

    E.H : François-Xavier Renucci m’avait demandé de traduire une nouvelle de Nedim Gürsel. Par la suite, nous avons échangé des projets d’écriture ; notre collaboration est née de cette façon.


    Question 6: Comme nous avons la chance d’avoir en vous une spécialiste de la littérature américaine, quelle est l’évolution des goûts pour le polar et le roman noir aux Etats-Unis?

    E.H : La littérature américaine est un domaine très varié et très fécond. Je n’ai pas suivi l’évolution du polar américain. Il m’arrive de lire ou de relire les maîtres du genre – Dashiell Hammett et Raymond Chandler dont j’apprécie l’écriture minutieuse et le rythme nerveux


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  • Le Miniaturiste - L'écriture naît des cendres:

    Martin Melkonian est né en 1950 à Paris. Ecrivain confirmé, il possède une bibliographie d’une quinzaine d’ouvrages et Les Editions Parenthèses, en 2006, ont édité un autre ouvrage dont il est l’auteur " Ils sont assis " (c’est ainsi qu’on désignait le fait d’être enfermé dans un camp en Union soviétique). Il est aussi peintre et on lui doit en 2005 aux éditions d’écarts " Edward Hopper luttant contre la cécité ". Il expose actuellement dans une galerie à Gap (05).

    Cet auteur fait partie de ces personnages pour lesquels on éprouve immédiatement de la sympathie. Il vous reçoit avec un grand sourire et, lorsqu’il s’excuse de sa lenteur feinte pour vous dédicacer un livre, il remplit cette lenteur de quelques mots qui sont des pistes pour votre lecture. Et puis, lorsque vous le quittez, ces mots que vous pensiez vite oublier car un salon du livre est comme une grande salle des mots perdus, ils vous reviennent… Vous les redécouvrez et vous vous les appropriez. Vous avez alors l’envie d’écrire une apologie de la lenteur et une autre de l’oubli… La lenteur est le temps que l’on vous donne et non pas celui que l’on vous vole. L’oubli est une chance de redécouvrir et d’inventer le passé à la lumière d’un présent insaisissable. J’ai attendu un peu avant d’ouvrir le livre et de prendre connaissance de sa dédicace en forme de sous – titre : " Ce miniaturiste où l’écriture naît des cendres ". Son livre est une réédition. Quelle chance, je n’avais pas lu la première, avant de le rencontrer. " Le miniaturiste " ouvre une suite autobiographique commencée en 1984 et les autres romans ont suivi : Désobéir, Loin du Ritz, Les marches du Sacré-Cœur, Monsieur Cristal et le Clairparlant.



    Le Miniaturiste est un roman autobiographique situé dans le 10ème arrondissement de Paris (jadis populaire) et déjà publié au Seuil en 1984. L’auteur se souvient de son enfance au 204 du Faubourg Saint-Martin dans le minuscule appartenant – atelier où il a vécu avec un père, artisan tailleur, et sa mère. L’ouvrage est divisé en trois chapitres importants de la vie : voir, parler et mourir.

    Voir :
    Le peintre va chercher ses couleurs dans la vie où rien n’est figé. L’homme veut faire durer le présent mais il est déjà dans un autre moment, un présent insaisissable qui se nourrit d’un passé qui toujours s’éloigne. L’écrivain, spéléologue de l’intime, déchiffre les hiéroglyphes de sa mémoire, sonde les cendres du passé et, pour écrire, se sert des plumes de ce Phoenix qu’est le temps. Sous les cendres, couvent les braises d’une humanité morte et toujours renaissante. L’écriture, qui naît des cendres, enveloppe de sa chaleur le lecteur plongé dans l’univers du miniaturiste Le passé est sauvé de l’oubli par l’écriture qui naît de ses cendres. L’écrivain est un passeur de mémoire. L’imagination du lecteur, sollicitée par ce Miniaturiste, enlumine forcément ses récits. Dans notre mémoire, les êtres et les lieux de l’enfance deviennent des enluminures imaginées avec les couleurs de nos propres récits intérieurs. Les récits intérieurs ainsi enluminés de Martin Melkonian s’offrent, à chacun de nous, dans l’intemporalité de notre imaginaire.

    Parler :
    " Renoncer à sa propre langue (accepter ce renoncement), c’était renoncer à bien plus, qui ne se chiffre pas, porter en soi le deuil d’une inconnue, d’une civilisation imaginaire qui tient dans la faculté de prononcer, c’est maintenant vivre (continuer) avec un accablement sans fond et sans nom. " Nous dit l’auteur.
    L’écriture naît des cendres, terreau du " rhizome voyageur " qui a perdu ses racines et cherche une terre d’accueil " propice à une fixation définitive à des milliers de lieux de son point d’origine, de son circonstanciel et sûrement douloureux prélèvement ". L’encre bleue est un "recouvrement archéologique " sur le papier, avec, pour repères, " la peau, peut-être aussi une mémoire cénesthésique, animale, et la volonté de créer de nouveaux talismans " et, pour dessein, laisser quelques traces dans des paysages et des lieux " jusqu’au seuil d’un néant immobile où ne comptent que les traces de l’avoir été ". Le Miniaturiste raconte son histoire individuelle " amoureusement reconquise " et cette histoire nominative, palpable, incarnée, savoureuse d’un passé infinitésimal porte trace de l’autre histoire " majuscule " des hommes, générique et impalpable.
    L’écriture passe par la langue et l’auteur s’interroge : " Pour quelle raison, mon père renonça à sa langue – à notre langue – et cultiva l’autre, l’adoptive, à l’excès ? ", toute en se réservant des échanges idiomatiques avec la mère qui " parlait un amalgame d’arménien, de turc, de grec et d’italien ". Sans aucun doute, par volonté d’intégration. Peut-être aussi pour ne pas transmettre la lourde douleur du génocide à son fils , qui, adolescent, a souffert de la révélation de cette langue " encore vivante humectée de salive " qui, chuchotée, " remuait en lui, soulevait des nappes d’oublis ", cette langue d’une autre rive de lui-même qu’il ne pouvait atteindre, " avec ses assemblages rythmiques et gutturaux ", ses trois variétés de " r " dont le félin, " ruminant, s’avance à mezzo – voce, sans coup férir, comme si de rien n’était, puis, qui, en quelques fractions de secondes, laisse échapper un grincement chuinté, comme le chat ou le tigre, en position défensive, sur le point de griffer ou de mordre, grasseye, crache, feule ".
    Il évoque ses souvenirs de " slum " (bidonville) vertical, cette pauvreté " qui blessait son regard et, d’une certaine façon aveuglante, le tatouait à chaud ". C’est dans ce nid familial, sur sa terre natale constituée d’un deux pièces et d’un réduit de cuisine, au 204 de la rue du Faubourg Saint –Martin que Martin a perdu sa " langue coupée, hachée menue comme l’Arménie " et qu’il en a conquis une autre : dans cette chambre partagée où son père (qui avait appris le français en lisant des romans policiers dans la collection Le masque) lui inventait et lui réinventait mille histoires de Cendrillon. Quelle conquête ! Quelle chance pour le lecteur!
    Martin Melkonian nous offre un livre profond dans un lyrisme qui révèle sa grande sensibilité d’enfant arménien, fils unique d’un tailleur du Faubourg Saint Martin. C’est cette partie arménienne de lui-même qui fait dire à l’adulte quinquagénaire que la première langue garde toujours sa part de territoire : " il est des sentiments uniques, exclusifs, qui ne relèvent que d’une ethnie spécifique, sans équivalence d’une langue à l’autre ". Cette langue arménienne est associée, dans la mémoire de l’auteur, aux escaliers de son immeuble que son père gravissait en comptant les marches en arménien " meg, yergou, yerek… " Un, deux, trois… cette langue arménienne ne cesse d’être pour le restant de ses jours un appel. Il les redescend seul dans la mélancolie, lorsqu’il rate une ou deux marches comme cela arrivait à son père malade

    Mourir :
     " Je relevais ses oreillers, je retapais son lit, je rangeais sa table de chevet, je pliais et dépliais ses jambes… Je lui donnais à manger, je lui faisais la lecture, je lui caressais la main. " La mort s’installe lentement chez le père et use les forces vitales du fils. Il prend sans doute conscience que ses gestes attentionnés et tendres sont des soins palliatifs dictés par l’amour filial face à la mort hospitalière. Après, il y a la séparation, la douleur, la solitude… et la nécessite de ne plus commenter ce que Martin Melkonian écrit avec cœur et talent, dans une langue française dont il joue des subtilités, pour nous dévoiler son goût prononcé pour la miniature et la divination des mots.
    Face à la douleur, l’auteur se livre à une introspection inspirée du Bouddhisme et qui débouche sur son nirvana : l’écriture.


     
    Ecritum humanum est

    24 décembre 2007

    En cette fin de décembre, tous les fils savent-ils qu’un père est plus qu’un père Noël et que les plus beaux cadeaux ne sont pas les plus évidents ?… notamment sa tendresse et les histoires racontées avant de dormir. Il se fait surtout le passeur d’une identité et de l’amour des mots qui sauvent de l’oubli, seconde mort plus définitive. L’écriture naît des cendres… Tu es poussière et redeviendras poussière. C’est écrit dans la Bible qui, depuis les temps immémoriaux, renaît de ses cendres. Les paroles s’envolent et les écrits restent. Je préfère t’écrire car je n’arrive pas à te parler… Ecrivez-nous !... C’est écrit !...
    Le pire dans un destin, c’est d’y laisser des pages blanches.

    24 avril 1915........

    S’agissant du peuple arménien, un génocide s’accompagne souvent d’autodafés des livres. C’est pour cela qu’" écrire " fait partie du devoir de mémoire des survivants et de leurs descendants. Les auteurs arméniens le font avec talent.


     
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  • BABEL, film du réalisateur mexicain Alejandro Gonzàlez Inàrritu, prix de la mise en scène au 59ème festival de Cannes et prix du jury œcuménique, sorti en 2006. Principaux acteurs : Brad Spitt, Cate Blanchett, Gael Garcia Bernal et Kôji Yakusho.


    Babel serait le nom hébreu de Babylone, ou un mot akkadien " Bab-ili " la Porte de Dieu, ou encore " Bab-el " la cité de dieu. La tour de Babel a été d’abord évoquée par les Sumériens. Puis, selon la Genèse, les descendants de Noé représentaient l’humanité entière et parlaient la même langue adamique, jusqu’à l’édification de cette tour qui déclencha l’ire céleste. Dieu " brouilla les langues ". Les hommes ne se comprirent plus et ne purent plus faire œuvre commune. La tour de Babel resta inachevée et l’humanité se dispersa sur la terre avec de multiples idiomes et dialectes. Cette parabole biblique met en garde les hommes qui défient le pouvoir céleste de Dieu et, par exégèse, met en évidence la nécessiter de se parler, de communiquer et de se comprendre pour mener à terme un grand projet. Il n’est pas étonnant que la tour de Babel reste une source d’inspiration pour nombre d’auteurs.
     
     
    Babel, c’est le titre du dernier volet de la trilogie réalisée par Alejandro Gonzalèz Inàrritu , après " Amours chiennes " ( Amores perros) en 2000 et " 21 grammes " en 2004. L’auteur fait une nouvelle mise en scène des destins de plusieurs personnages, avec l’accumulation de faits contingents qui deviennent les rouages du drame humain. Dans chacun de ses trois films, les destins se nouent de façon accidentelle. Se servant de la nature humaine comme métier à tisser les fils disparates des vies de ses personnages, Inàrritu cherche une trame commune. C’est une grande ambition et un vaste champ d’investigation dans lequel les thèmes sont nombreux.

    Donc rien à voir avec le Babel de Gérard Pullicino qui, en 1999, avait réalisé, avec ce même titre, un film fantastique. En choisissant ce titre de Babel, Alejandro Gonzalèz Inàrritu a voulu " englober toute l’idée de la communication humaine, ses ambitions, sa beauté et ses problèmes, en un seul mot ". Il y déroule des vies totalement indépendantes qui vont se rejoindre à la suite d’un coup de feu dans le désert marocain. Ce sont deux jeunes marocains qui ont le fusil et qui ont appuyé sur la détente en déclenchant un drame accidentel qui va être le théâtre d’un choc des cultures entre des destins, jouets de malentendus. Le drame apparaît alors comme la conséquence d’un enfermement obsessionnel, d’un repli intra-muros des individus, murés dans l’incompréhension et la méfiance de l’autre. Dès lors, quels points communs peuvent exister entre deux jeunes chevriers marocains, un couple de touristes américains en proie à leur crise conjugale, une nourrice mexicaine avec deux enfants américains et une jeune sourde – muette japonaise révoltée dont le père est poursuivi par les policiers de Tokyo ? La solitude et la douleur.

    Les êtres sont condamnés au malentendu d’être autre. Entretenu pour que l’homme ne défie plus Dieu, ce malentendu éloigne du ciel les hommes qui, tout en se référant à des valeurs religieuses, ne se sont jamais montrés aussi peu solidaires. Privée de tour de Babel, l’humanité creuse des tunnels de solitudes. La multiplication et les progrès des moyens de communication devraient favoriser leur solidarité alors qu’ils se laissent guider par la paranoïa collective, telle qu’on a pu la ressentir après des attentats terroristes spectaculaires. Inàrritu explique que " chaque empire a tendance à avoir un regard sur l’autre… Généralement l’incompréhension engendre la paranoïa, tout le monde dès lors est un terroriste en puissance. Cette idée est devenue obsessionnelle aux Etats-Unis ".

    Si le constat est solipsiste et communautaire, Alejandro Gonzalez Inàrritu nous parle aussi de notre destin individuel lié à celui de l’humanité, de la douleur mais aussi des amours et des sentiments dans ce XXIème siècle qui voit s’installer la méfiance. " On est extrêmement vulnérable à travers les êtres que nous aimons, dit-il " et il ajoute, sur les personnages du film qu’ils " souffrent de leur incapacité à entrer en contact avec autrui : époux, enfants ou frontières… tout tourne autour de ce besoin d’être touché lorsque les mots ne fonctionnent plus. " Il nous entraîne sur des pistes humaines dans le désert marocain. A la croisée humaine de trois continents, il recherche ce qui peut se trouver d’universel dans l’intime. Il scénarise des réactions en chaîne humaine et nous fait entendre des échos dans le désert. Pour lui, " il s’agit d’un film sur les êtres humains et non sur les Marocains, les Mexicains ou les Américains ".
     


    Babel versus Babel : Un humanité pluriculturelle ou rien ?

     
    Pour revenir à la Tour de Babel, que peut-on trouver d’autre dans cette parabole ? Ne serait-elle pas aussi une mise en garde contre la pensée unique, l’intégrisme, l’eugénisme et plus généralement toute hégémonie ? Si l’homme, dans son unité perdue, n’a pas atteint le ciel, cet échec n’avait-il pas pour but de lui montrer une autre voie, celle de son humanité ? L’humanité réduite à un seul peuple et une seule langue ? Ce projet fou ne vous rappelle rien ?... Donc, plus jamais ça !

    La tour de Babel serait-elle, à rebours de ce que montre le film d’Inàrritu, le symbole de ce que l’humanité ne doit plus être, car la voie de cette humanité en devenir devrait se trouver dans la pluralité. Le premier but à atteindre ne serait pas le ciel mais la solidarité dans la diversité. Cette solidarité ne peut pas être une fin en soi mais le ciment de notre humanité dans la mesure où tout projet commun s’inscrit dans des perspectives humanitaire et humaniste, en commençant par porter un autre regard sur l’autre.
    Enfin, faut-il parler la même langue pour faire œuvre commune ? Pour Inàrritu : " Ce n’est pas un problème ; une langue peut être en effet vite apprise. En revanche, je pense que le problème concerne ces idées reçues qui maintiennent une séparation entre les peuples " et il ajoute : " J’ai voulu explorer la contradiction entre l’impression que le monde est devenu tout petit en raison de tous les outils de communication dont nous disposons, et le sentiment que les humains sont toujours incapable de s’exprimer et de communiquer les uns avec les autres au niveau fondamental... "

    Chaque culture, chaque civilisation qui disparaît est un appauvrissement pour l’ensemble de l’humanité. Les langues sont des facteurs identitaires de première importance. Elles permettent la survie et le prolongement de cultures minoritaires. " Interdire l’usage de sa langue à des peuples conquis " était la première mesure inique prise par leurs colonisateurs pour les intégrer de force. L’avenir, ce n’est pas un seul peuple et une seule langue mais des peuples polyglottes.

    Les langues ont des passerelles : les traductions. Si on prend pour exemple la littérature qui se nourrit de mots et transfuse la langue, les éditeurs s’honoreraient à proposer davantage de textes en éditions bilingues lorsqu’il s’agit de sauver un patrimoine culturel et promouvoir une culture dans ce qu’elle a de vivant.

    Enfin, il ne faudrait pas que, sous l’effet d’une hégémonie linguistique, des langues ne participent plus aux babils des enfants qui, plus tard, seront à la recherche archéologique et généalogique d’une identité perdue. La langue est un outil de pouvoir et de domination. Si les minorités sont aujourd’hui menacées, qu’en sera-t-il de certaines grandes nations demain ?… Qu’elles soient culturelles, économiques, politiques etc…, toutes les Babélisations ne sont pas bonnes à suivre ! C’est Dieu qui le fait comprendre si on tient compte de l’exégèse.

    Exrtait de la genèse 11 de la Bible " la ville et la tour de Babel " , en français …

    " Toute la terre avait une seule langue et les mêmes mots… Allons bâtissons-nous une ville et une tour dont le sommet touche le ciel, et faisons-nous un nom, afin que nous ne soyons pas dispersés sur la face de toute la terre. L’Eternel descendit pour voir la ville et la tour que bâtissaient les fils des hommes. Et l’Eternel dit : Voici, ils forment un seul peuple et ont tous une même langue, et c’est là à ce qu’ils ont entrepris ; maintenant rien ne les empêcherait de faire tout ce qu’ils auraient projeté. Allons ! Descendons, et là, confondons leur langage, enfin qu’ils n’entendent plus la langue, les uns des autres. Et l’Eternel les dispersa loin de là sur la face de toute la terre ; et ils cessèrent de bâtir la ville. C’est pourquoi on l’appela du nom de Babel, car c’est là que l’Eternel confondit le langage de toute la terre, et c’est là que l’Eternel les dispersa sur la face de toute la terre. "

    … et en Corse : A Bibbia - Genesi 11…
     
    " Tutta a terra avia una sola lingua è e listesse parolle…. Aio ! custruimuci una cità è una torra chi a cima tocchi u celu, è fèmuci un nome, affinchi no un siamu spargugliati nantu à a fàccia di tutta a terra. L’Eternu falo per vede a cità è a torra ch’elli costruianu i figlioli di l’omi. E l’Eternu disse : Eccu, formanu un solu populu è hanu tutti a listessa lingua, è ghjè quessa ch’elli hanu intrapresu ; avà nunda l’impédiciaria di fà tuttu cio ch’elli avarianu prughjittatu. Aio ! falemu, è cunfundimu u so linguàgiu, affinchi l’uni un capiscanu piu u linguàgiu di l’altri. E u Signore i sparguglio luntanu da culà nantu à a faccia di tutta a terra ; è cissonu di custruisce a cità. Hè per quessa ch’ella fu chjamata Babele, perchè ghjè quà chi u Signore cunfuse u linguàgiu di tutta a terra, è ghjè da quà chi u Signore i spagliuglio nantu à a faccia di tutta a terra. "
    Nous nous excusons auprès des puristes pour l’absence de nombreux accents toniques, absence due à de " pures " raisons techniques…
     


    Note : La belle édition bilingue de La Bible ( A Bibbia ) date de 2005. Nous la devons aux Editions DCL avec le soutien de la Collectivité Territoriale Corse. La traduction corse est de Christian Dubois en collaboration avec Ghjuseppe Maria Antone Rabazzani. Il s’agit d’une édition œcuménique réalisée sous la direction de Gabriel Xavier Culioli.
     
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