• Terminal 2, nouvelle de J-P Ceccaldi

                                                                   

    « Vous marchez dans la rue, la nuit.
       Il pleut.
       Vous n'entendez que le bruit de vos pas. » 

    Coups de feu, votre sang , fluide rouge de vie vous échappe et vous laisse vide dans le noir… Sur le quai du  nouveau Terminal 2, dans le  Port Edouard Hériot, la nuit était noire comme l’intérieur d’une tombe fermée par le couvercle de gros nuages ténébreux, derrière lesquels la pleine lune ne voulait rien voir de ce qui se tramait sur terre. Une pluie fine, pluie sans fin, faisait ruisseler des larmes sur les vitres d’un camion immobile dont les essuie – glace chassaient l’eau qui lessivait le pare brise. Cyprien descendit de son 4/4 noir et  se dirigea vers le 15 Tonnes.  Seuls les fers de ses rangers résonnaient au rythme accéléré de ses pas. L’habitacle du poids lourd était plongé dans l’obscurité. La portière s’entrouvrit, libérant une pâle lumière sur deux yeux cruels  au-dessus du petit rond noir du canon d’un gros calibre. L’étonnement le stoppa et lui fit faire un écart. La première balle déchira son biceps et la seconde transperça son cou, coupant net sa carotide. Le choc et la douleur provoquèrent sa lourde chute sur l’asphalte détrempée. A ces pas lourds arrêtés,  succédèrent les clapotis d’un déplacement rapide. La troisième balle, tirée à bout touchant, réduisit en bouillie l’intérieur de son crâne. Son corps contorsionné par la violence des impacts laissait échapper son sang vers une flaque  d’eau alimentée par le ciel en pleur. Dans le silence retrouvé, une portière claqua, un moteur ronronna et une Audi gris métallisé , sortie de derrière le camion, s’enfonça dans l’obscurité. Feu Cyprien Marchisio  était originaire du  Piémont.  il avait implanté le siège social de sa holding à Lyon, grande ville située au carrefour de l’Europe. Il avait ajouté au transport routier hérité de son père,  une activité d’acconage. Il était riche, très riche, et habitait seul une maison de ville aux allures d’hôtel particulier,  dans le quartier des Canuts.

    Quittant Paris,  le commandant César Féval  obtint sa mutation au SRPJ de Lyon, parce qu’il n’avait pu obtenir Marseille. Né dans la ville phocéenne, il en avait gardé, avec l’accent, quelques formules familières dont le  « Quésaco ? » qui signifie « Qu’est-ce que c’est ? ». Aussi, tous ses collègues l’appelait en verlan  Cosaque. A son arrivée, pour lui, les Lyonnais étaient  à l’image du Monsieur Brun inventé par Pagnol. Après quelques affaires criminelles, il avait pu mesurer que le personnage pagnolesque ne correspondait pas à la réalité des truands locaux . Entre Paris et Marseille, il n’avait  connu de Lyon que le tunnel de Fourvière avec ses sempiternels bouchons. Sa nouvelle affectation lui avait permis de découvrir une ville où il faisait bon flâner dans des quartiers pittoresques. Les bouchons y sont surtout des endroits de bonne bouffe et de convivialité. Il venait justement de sortir de l’un d’eux, lorsque son portable vibra dans sa poche droite. Cet appel lui rappela qu’il  était de permanence.
    - Quésaco?
    - On a un cadavre sur les bras..
    - Où je vais, patron ?
    - Sur les quais, dans l’enceinte du port,  Terminal 2, celui qui va ouvrir…
    - Premier mort Terminal 2 ! Un bon titre de polar, non ?
    - Ce qui m’intéresse, c’est la résolution de l’énigme. Vous me tenez au courant !
    - Vous prenez votre petit déjeuner à quelle heure ?…

    L’heureux chef , derechef, se  recoucha.  Arrivé à bon port,  César  se dirigea vers les éclairs de lumière dans l’obscurité brumeuse. La tête jaune d’un portique, quadrupède monté comme un mécano sur un corps bleu, dominait les masses sombres des navires fluviaux. A ses pieds, au milieu de la pantomime des ombres, le mort restait zen, figé dans une immobilité de pierre. Sa contorsion pouvait inspirer un sculpteur contemporain :  une œuvre intitulée « défi inventif à la gymnastique ». Mais l’heure n’était pas à l’art conceptuel. Le premier souci de la Justice  était de chercher le passé tragique de la victime dans ses viscères. Le médecin légiste officiait comme un grand prêtre, toujours pressé d’en découdre (moins de recoudre)  avec un cadavre. Les augures, sous le bistouri, révélèrent  que la mort était évidemment due à la balle tirée à bout touchant dans le crâne. Le seul indice était un bout de cigare Davidoff trouvé dans le cendrier du camion. Le directeur commercial de la société d’acconage  sentait l’angoisse aux relents fétides. Sa secrétaire, aux fragrances hystériques, finit par dire que le camion avait été volé et qu’aucune déclaration de vol n’avait été effectuée. Le mobile pourrait être un conflit d’intérêt, se disait César. Cette pensée lui fit froncer ses gros sourcils poivre et sel , qui rejoignirent sa chevelure retombant en une longue mèche sur son front plissé. Passée la cinquantaine, sa tête de sanglier et son corps de gorille ventru  donnaient dans la  bestialité, apparence trompeuse cachant une intelligence affûtée. Des échanges de regards entre le couple lui mirent la puce à l’oreille. Le faux alibi du directeur en fit un suspect qui commit l’erreur de fumer des cigares. Devant un bout de Davidoff avec son ADN, il avoua, prétendant que Marchisio harcelait sexuellement sa secrétaire et maîtresse. Complice, elle confirma du bout des lèvres. Un avocat ferait le reste.

    Cosaque  s’acharnera à tout savoir sur cet assassinat, en vain.  En dehors de l’autopsie du corps, la procédure policière a quelque chose de virtuel. C’est le scénario d’un crime. Pour les statistiques : 1 mort et, au terminal, 2 coupables. Dans le fond, rien ne s’était passé de réellement important. La vie restait, pour lui,  un mystère et la mort une injustice. Bien sûr, il pouvait  chercher des réponses à l’énigme de l’homme auprès de grands philosophes. Hélas ! La philosophie, si elle le fait douter de la nature humaine, ne faisait que le renvoyer à lui-même et,  « parce qu'elle explique tout ce qui se passe dans ce bas – monde, elle répond à tout et elle répond à rien. »

    Nota:
    Le début en gras est emprunté à Mickey Spillane dans « Le serpent »  et la fin en gras à Jim Thomson dans « 1275 âmes ».
     


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