Bon Natale è Pace è Salute à Tutti !...
En cadeau, un conte de Noël...Lenfant perdu, un conte de Noël écrit par François COPPÉE
À Jules Claretie.
I
Ce
matin-là, qui était la veille de Noël, deux événements dimportance
eurent lieu simultanément. Le soleil se leva, et M. Jean-Baptiste
Godefroy aussi.
Sans doute, le soleil,
au coeur de lhiver, après quinze jours de brume et de ciel gris, quand
par bonheur le vent passe au nord-est et ramène le temps sec et clair,
le soleil, inondant tout à coup de lumière le Paris matinal, est un
vieux camarade que chacun revoit avec plaisir. Il est dailleurs un
personnage considérable. Jadis il a été Dieu : il sest appelé Osiris,
Apollon, est-ce que je sais ? et il ny a pas deux siècles quil
régnait en France sous le nom de Louis XIV. Mais M. Jean-Baptiste
Godefroy, financier richissime, directeur du Comptoir général de
crédit, administrateur de plusieurs grandes compagnies, député et
membre du Conseil général de lEure, officier de la Légion dhonneur,
etc., etc., nétait pas non plus un homme à dédaigner. Et puis
lopinion que le soleil peut avoir sur son propre compte nest
certainement pas plus flatteuse que celle que M. Jean-Baptiste Godefroy
avait de lui-même. Nous sommes donc autorisé à dire que, le matin en
question, vers huit heures moins le quart, le soleil et M.
Jean-Baptiste Godefroy se levèrent.
Par
exemple, le réveil de ces puissants seigneurs fut tout à fait
différent. Le bon vieux soleil, lui, commença par faire une foule de
choses charmantes. Comme le grésil, pendant la nuit, avait confit dans
du sucre en poudre les platanes dépouillés du boulevard Malesherbes, où
est situé lhôtel Godefroy, ce magicien de soleil samusa dabord à les
transformer en gigantesques bouquets de corail rose ; et, tout en
accomplissant ce délicieux tour de fantasmagorie, il répandit, avec la
plus impartiale bienveillance, ses rayons sans chaleur, mais joyeux,
sur tous les humbles passants que la nécessité de gagner leur vie
forçait à être dehors de si bonne heure. Il eut le même sourire pour le
petit employé en paletot trop mince se hâtant vers son bureau, pour la
grisette frissonnant sous sa « confection » à bon marché, pour
louvrier portant la moitié dun pain rond sous son bras, pour le
conducteur de tramway faisant sonner son compteur, pour le marchand de
marrons en train de griller sa première poêlée. Enfin ce brave homme de
soleil fit plaisir à tout le monde. M. Jean-Baptiste Godefroy, au
contraire, eut un réveil assez maussade. Il avait assisté, la veille,
chez le ministre de lAgriculture, à un dîner encombré de truffes,
depuis le relevé du potage jusquà la salade, et son estomac de
quarante-sept ans éprouvait la brûlante morsure du pyrosis. Aussi, à la
façon dont M. Godefroy donna son premier coup de sonnette, Charles, le
valet de chambre, tout en prenant de leau chaude pour la barbe du
patron, dit à la fille de cuisine :
«
Allons, bon !... Le « singe » est encore dune humeur massacrante, ce
matin... Ma pauvre Gertrude, nous allons avoir une sale journée. »
Puis,
marchant sur la pointe du pied, les yeux modestement baissés, il entra
dans la chambre à coucher, ouvrit les rideaux, alluma le feu et prépara
tout ce quil fallait pour la toilette, avec les façons discrètes et
les gestes respectueux dun sacristain disposant les objets du culte
sur lautel, avant la messe de M. le curé...
«
Quel temps ce matin ? demanda dune voix brève M. Godefroy en
boutonnant son veston de molleton gris sur un abdomen un peu trop
majestueux déjà.
Très froid, monsieur,
répondit Charles. À six heures, le thermomètre marquait sept degrés
au-dessous de zéro. Mais monsieur voit que le ciel sest éclairci, et
je crois que nous aurons une belle matinée. »
Tout
en repassant son rasoir, M. Godefroy sapprocha de la fenêtre, écarta
lun des petits rideaux, vit le boulevard baigné de lumière et fit une
légère grimace qui ressemblait à un sourire. Mon Dieu, oui ! On a beau
être plein de morgue et de tenue, et savoir parfaitement quil est du
plus mauvais genre de manifester quoi que ce soit devant les
domestiques, lapparition de ce gueusard de soleil, en plein mois de
décembre, donne une sensation si agréable quil ny a guère moyen de la
dissimuler. M. Godefroy daigna donc sourire. Si quelquun lui avait dit
alors que cette satisfaction instinctive lui était commune avec
lapprenti typographe en bonnet de papier qui faisait une glissade sur
le ruisseau gelé den face, M. Godefroy eût été profondément choqué.
Cétait ainsi pourtant ; et, pendant une minute, cet homme écrasé
daffaires, ce gros bonnet du monde politique et financier, fit cet
enfantillage de regarder les passants et les voitures qui filaient
joyeusement dans la brume dorée.
Mais,
rassurez-vous, cela ne dura quune minute. Sourire à un rayon de
soleil, cest bon pour des gens inoccupés, pas sérieux ; cest bon pour
les femmes, les enfants, les poètes, la canaille. M. Godefroy avait
dautres chats à fouetter, et, précisément pour cette journée qui
commençait, son programme était très chargé. De huit heures et demie à
dix heures, il avait rendez-vous, dans son cabinet, avec un certain
nombre de messieurs très agités, tous habillés et rasés comme lui dès
laurore et comme lui sans fraîcheur dâme, qui devaient venir lui
parler de toutes sortes daffaires, ayant tous le même but : gagner de
largent. Après déjeuner, et il ne fallait pas sattarder aux petits
verres, M. Godefroy était obligé de sauter dans son coupé et de
courir à la Bourse, pour y échanger quelques paroles avec dautres
messieurs qui sétaient aussi levés de bonne heure et qui navaient pas
non plus de petite fleur bleue dans limagination ; et cela toujours
pour le même motif : gagner de largent. De là, sans perdre un instant,
M. Godefroy, allait présider, devant une table verte encombrée
dencriers siphoïdes, un nouveau groupe de compagnons dépourvus de
tendresse et sentretenir avec eux de divers moyens de gagner de
largent. Après quoi, il devait paraître, comme député, dans trois ou
quatre commissions et sous-commissions, toujours avec tables vertes et
encriers siphoïdes, où il rejoindrait dautres personnages peu
sentimentaux, tous incapables aussi, je vous prie de le croire, de
négliger la moindre occasion de gagner de largent, mais qui avaient
pourtant la bonté de sacrifier quelques précieuses heures de
laprès-midi pour assurer, par-dessus le marché, la gloire et le
bonheur de la France.
Après sêtre
vivement rasé, en épargnant toutefois le collier de barbe poivre et sel
qui lui donnait un air de famille avec les Auvergnats et les singes de
la grande espèce, M. Godefroy revêtit un « complet » du matin, dont la
coupe élégante et un peu jeunette prouvait que ce veuf cinglant vers la
cinquantaine navait pas absolument renoncé à plaire. Puis il descendit
dans son cabinet, où commença le défilé des hommes peu tendres et sans
rêverie uniquement préoccupés daugmenter leur bien-aimé capital. Ces
messieurs parlèrent de plusieurs entreprises en projet, également
considérables, notamment dune nouvelle ligne de chemin de fer à lancer
à travers un désert sauvage, dune usine monstre à fonder aux environs
de Paris, et dune mine de nimporte quoi à exploiter dans je ne sais
plus quelle république de lAmérique du Sud. Bien entendu, on nagita
pas un seul instant la question de savoir si le futur railway aurait à
transporter un grand nombre de voyageurs et une grande quantité de
marchandises, si lusine fabriquerait du sucre ou des bonnets de coton,
si la mine produirait de lor vierge ou du cuivre de deuxième qualité.
Non ! Les dialogues de M. Godefroy et de ses visiteurs matinaux
roulèrent exclusivement sur le bénéfice plus ou moins gros à réaliser,
dans les huit jours qui suivraient lémission, en spéculant sur les
actions de ces diverses affaires, actions très probablement destinées
du reste, et dans un bref délai, à navoir plus dautre valeur que le
poids du papier et le mérite de la vignette.
Ces
conversations nourries de chiffres durèrent jusquà dix heures
précises, et M. le directeur du Comptoir général de crédit, qui était
honnête homme pourtant, autant quon peut lêtre dans les « affaires »,
reconduisit jusque sur le palier, avec les plus grands égards, son
dernier visiteur, vieux filou cousu dor qui, par un hasard assez
fréquent, jouissait de la considération générale, au lieu dêtre logé à
Poissy ou à Gaillon aux frais de lÉtat pendant un laps de temps fixé
par les tribunaux, et de sy livrer à une besogne honorable et
hygiénique telle que la confection des chaussons de lisière ou de la
brosserie à bon marché. Puis M. le directeur consigna sa porte
impitoyablement il fallait être à la Bourse à onze heures et passa
dans la salle à manger.
Elle était
somptueuse. On aurait pu constituer le trésor dune cathédrale avec les
massives argenteries qui encombraient bahuts et dressoirs. Néanmoins,
malgré labsorption dune dose copieuse de bicarbonate de soude, le
pyrosis de M. Godefroy était à peine calmé, et le financier ne sétait
commandé quun déjeuner de dyspeptique. Au milieu de ce luxe de table,
devant ce décor qui célébrait la bombance, et sous loeil impassible
dun maître dhôtel à deux cents louis de gage, qui sen faisait deux
fois autant par la vertu de lanse du panier, M. Godefroy ne mangea
donc, dun air assez piteux, que deux oeufs à la coque et la noix dune
côtelette ; et encore, lun des oeufs sentait la paille. Lhomme plein
dor chipotait son dessert, oh ! presque rien, un peu de roquefort, à
peine pour deux ou trois sous, je vous assure, lorsquune porte
souvrit, et soudain, gracieux et mignon, bien quun peu chétif dans
son costume de velours bleu et trop pâlot sous son énorme feutre à
plume blanche, le fils de M. le directeur, le jeune Raoul, âgé de
quatre ans, entra dans la salle à manger, conduit par son Allemande.
Cette
apparition se produisait chaque jour, à onze heures moins le quart
exactement, lorsque le coupé, attelé pour la Bourse, attendait devant
le perron, et que lalezan brûlé, vendu à M. Godefroy, par les soins de
son cocher, mille francs de plus quil ne valait, grattait, dun sabot
impatient, le dallage de la cour. Lillustre brasseur dargent
soccupait de son fils de dix heures quarante-cinq à onze heures. Pas
plus, pas moins, il navait quun quart dheure, juste, à consacrer au
sentiment paternel. Non quil naimât pas son fils, grand dieu ! Il
ladorait, à sa façon. Mais, que voulez-vous, les affaires !...
À
quarante-deux ans, plus que mûr et passablement fripé, il sétait cru
très amoureux, par pur snobisme, de la fille dun de ses camarades de
cercle, le marquis de Neufontaine, vieux chat teint, joueur comme les
cartes, qui, sans la compassion vaniteuse de M. Godefroy, eût été plus
dune fois affiché au club. Ce gentilhomme effondré, mais toujours très
chic, et qui venait encore de « lancer » une casquette pour bains de
mer, fut trop heureux de devenir le beau-père dun homme qui payerait
ses dettes, et livra sans scrupule au banquier fatigué une ingénue de
dix-sept ans, dune beauté suave et frêle, sortant dun couvent de
province, et nayant pour dot que son trousseau de pensionnaire et
quun trésor de préjugés aristocratiques et dillusions romanesques. M.
Godefroy, fils dun avoué grippe-sou des Andelys, était resté « peuple
», même fort vulgaire, malgré son fabuleux avancement dans la
hiérarchie sociale. Il blessa tout de suite sa jeune femme dans toutes
ses délicatesses ; et les choses allaient mal tourner, quand la pauvre
enfant fut emportée, à sa première couche. Presque élégiaque lorsquil
parlait de sa défunte épouse, avec laquelle il eût sans doute divorcé
si elle avait vécu six mois de plus, M. Godefroy aimait son petit Raoul
pour plusieurs raisons : dabord à titre de fils unique, puis comme
produit rare et distingué dun Godefroy et dune Neufontaine, enfin et
surtout par le respect quinspirait à cet homme dargent lhéritier
dune fortune de plusieurs millions. Le bébé fit donc ses premières
dents sur un hochet dor et fut élevé comme un Dauphin. Seulement, son
père, accablé de besogne, débordé doccupations, ne pouvait lui
consacrer que quinze minutes par jour, comme aujourdhui, au moment
du roquefort, et labandonnait aux domestiques.
« Bonjour, Raoul.
Bonzou, ppa. »
Et
M. le directeur du Comptoir général de crédit, ayant jeté sa serviette,
installa sur sa cuisse gauche le jeune Raoul, prit dans sa grosse patte
la petite main de lenfant et la baisa plusieurs fois, oubliant, ma
parole dhonneur ! la hausse de vingt-cinq centimes sur le trois pour
cent, les tables couleur de pâturage et les encriers volumineux devant
lesquels il devait traiter tout à lheure de si grosses questions
dintérêt, et même son vote de laprès-midi pour ou contre le
ministère, selon quil obtiendrait ou non, en faveur de son bourg
pourri, une place de sous-préfet, deux de percepteur, trois de garde
champêtre, quatre bureaux de tabac, plus une pension pour le cousin
issu de germain dune victime du Deux Décembre.
« Ppa, et le ptit Noël... y mettra-ti tet chose dans mon soulier ? » demanda tout à coup Raoul, dans son sabir enfantin.
Le
père, après un : « Oui, si tu as été sage », fort surprenant chez ce
député libre penseur, qui, à la Chambre, appuyait dun énergique : «
Très bien ! » toutes les propositions anticléricales, prit note, dans
le meilleur coin de sa mémoire, quil aurait à acheter des joujoux.
Puis, sadressant à la gouvernante :
« Vous êtes toujours contente de Raoul, mademoiselle Bertha ? »
LAllemande,
qui se faisait passer pour Autrichienne, cela va sans dire, mais qui
était, en réalité, la fille dun pasteur poméranien affligé de quatorze
enfants, devint rouge comme une tomate sous ses cheveux blond albinos,
comme si la question toute simple quon lui adressait eût été de la
pire indécence, et, après avoir donné cette preuve de respect intimidé,
répondit par un petit rire imbécile, qui parut satisfaire pleinement la
curiosité de M. Godefroy sur la conduite de son fils.
«
Il fait beau aujourdhui, reprit le financier, mais froid. Si vous
menez Raoul au parc Monceau, mademoiselle, vous aurez soin, nest-ce
pas ? de le bien couvrir. »
La « fraulein
», par un second accès de rire idiot, ayant rassuré M. Godefroy sur ce
point essentiel, il embrassa une dernière fois le bébé, se leva de
table onze heures sonnaient au cartel et sélança vers le
vestibule, où Charles, le valet de chambre, lui enfila sa pelisse et
referma sur lui la portière du coupé. Après quoi, ce serviteur fidèle
courut immédiatement au petit café de la rue de Miromesnil, où il avait
rendez-vous avec le groom de la baronne den face, pour une partie de
billard, en trente liés, avec défense de « queuter », bien entendu.
II
Grâce
au bai brun, payé mille francs de trop, à la suite dun déjeuner
descargots offert par le maquignon au cocher de M. Godefroy, grâce à
cet animal dun prix excessif mais qui filait bien tout de même, M. le
directeur du Comptoir général de crédit put accomplir, sans aucun
retard, sa tournée daffaires. Il parut à la Bourse, siégea devant
plusieurs encriers monumentaux, et même, vers cinq heures moins le
quart, il rassura la France et lEurope inquiète des bruits de crise,
en votant pour le ministère ; car il avait obtenu les faveurs
sollicitées, y compris la pension pour celui de ses électeurs dont
loncle, à la mode de Bretagne, avait été révoqué dun emploi de
surnuméraire non rétribué, à lépoque du coup dÉtat.
Attendri
sans doute par la satisfaction davoir contribué à cet acte de justice
tardive, M. Godefroy se souvint alors de ce que lui avait dit Raoul au
sujet des présents du petit Noël, et jeta à son cocher ladresse dun
grand marchand de jouets. Là, il acheta et fit transporter dans sa
voiture un cheval fantastique en bois creux monté sur roulettes, avec
une manivelle dans chaque oreille ; une boite de soldats de plomb aussi
semblables les uns aux autres que les grenadiers de ce régiment russe,
du temps de Paul Ier, qui tous avaient les cheveux noirs et le nez
retroussé ; vingt autres joujoux éclatants et magnifiques. Puis, en
rentrant chez lui, doucement bercé sur les coussins de son coupé bien
suspendu, lhomme riche, qui après tout avait des entrailles de père,
se mit à penser à son fils avec orgueil.
Lenfant
grandirait, recevrait léducation dun prince, en serait un, parbleu !
puisque, grâce aux conquêtes de 89, il ny avait plus daristocratie
que celle de largent, et que Raoul aurait, un jour, vingt, vingt-cinq,
qui sait ? trente millions de capital. Si son père, petit provincial,
fils dun méchant noircisseur de papier timbré ; son père, qui avait
dîné à vingt sous jadis au Quartier Latin, et se rendait bien compte
chaque soir, en mettant sa cravate blanche, quil avait lair dun
marié du samedi ; si ce père, malgré sa tache originelle, avait pu
accumuler une énorme fortune, devenir fraction de roi sous la
République parlementaire et obtenir en mariage une demoiselle dont un
ancêtre était mort à Marignan, à quoi donc ne pouvait pas prétendre
Raoul, dès lenfance beau comme un gentilhomme.
Raoul
au sang affiné par latavisme maternel, Raoul de qui lintelligence
serait cultivée comme une fleur rare, qui apprenait déjà les langues
étrangères dès le berceau, qui, lan prochain, aurait le derrière sur
une selle de poney, Raoul, qui serait un jour autorisé à joindre à son
nom celui de sa mère, et sappellerait ainsi Godefroy de Neufontaine,
Godefroy devenant le prénom, et quel prénom ! royal, moyenâgeux,
sentant à plein nez la croisade ?...
Avec
des millions, quel avenir ! quelle carrière !... Et le démocrate il y
en a plus dun comme celui-ci, nen doutez pas ! imaginait naïvement
la monarchie restaurée, en France, tout arrive, voyait son Raoul,
non ! son Godefroy de Neufontaine marié au Faubourg, bien vu au
château, puis, qui sait ? tout près du trône, avec une clef de
chambellan dans le dos et un blason tout battant neuf sur son
argenterie et sur les panneaux de son carrosse !... Ô sottise, sottise
! Ainsi rêvait le parvenu gorgé dor, dans sa voiture quencombraient
tous ces joujoux achetés pour la Noël, sans se rappeler, hélas ! que
cétait, ce soir-là, la fête dun très pauvre petit enfant, fils dun
couple vagabond, né dans une étable, où lon avait logé ses parents par
charité.
Mais le cocher a crié : « Port
siou pait ! » On rentre à lhôtel ; et, franchissant les degrés du
perron, M. Godefroy se dit quil na que le temps de faire sa toilette
du soir, lorsque, dans le vestibule, il voit tous ses domestiques, en
cercle devant lui, lair consterné, et, dans un coin, affalée sur une
banquette, lAllemande, qui pousse un cri en lapercevant, et cache
aussitôt dans ses deux mains son visage bouffi de larmes. M. Godefroy a
le pressentiment dun malheur.
« Quest-ce que cela veut dire ? Quy a-t-il ? »
Charles,
le valet de chambre, un drôle de la pire espèce, pourtant, regarde
son maître avec des yeux pleins de pitié, et bégayant et troublé : «
Monsieur Raoul !...
Mon fils ?...
Perdu, monsieur !... Cette stupide Allemande !... Perdu depuis quatre heures de laprès-midi !... »
Le
père recule de deux pas en chancelant, comme un soldat frappé dune
balle ; et lAllemande se jette à ses pieds, hurlant dune voix de
folle : « Pardon !... Pardon ! » et les laquais parlent tous à la fois.
«
Bertha nétait pas allée au parc Monceau... Cest là-bas, sur les
fortifications, quelle a laissé se perdre le petit... On a cherché
partout M. le directeur ; on est allé au Comptoir, à la Chambre ; il
venait de partir... Figurez-vous que lAllemande rejoignait tous les
jours son amoureux, au delà du rempart, près de la porte dAsnières...
Quelle horreur !... Un quartier plein de bohémiens, de saltimbanques !
Qui sait si lon na pas volé lenfant ?... Ah ! le commissaire était
déjà prévenu... Mais conçoit-on cela ? Cette sainte-nitouche !... Des
rendez-vous avec un amant, un homme de son pays !... Un espion
prussien, pour sûr !... »
Son fils ! Perdu
! M. Godefroy entend lorage de lapoplexie gronder dans ses oreilles.
Il bondit sur lAllemande, lempoigne par le bras, la secoue avec
fureur.
« Où lavez-vous perdu de vue, misérable ?... Dites la vérité, ou je vous écrase !... Où çà ? Où çà ?... »
Mais
la malheureuse fille ne sait que pleurer et crier grâce. Voyons, du
calme !... Son fils ! son fils à lui, perdu, volé ? Ce nest pas
possible ! On va le lui retrouver, le lui rendre tout de suite. Il peut
jeter lor à poignées, mettre toute la police en lair. Ah ! pas un
instant à perdre !
« Charles, quon ne dételle pas... Vous autres, gardez-moi cette coquine... Je vais à la Préfecture. »
Et
M. Godefroy, le coeur battant à se rompre, les cheveux soulevés
dépouvante, sélance de nouveau dans son coupé, qui repart dun trot
enragé. Quelle ironie ! La voiture est pleine de jouets étincelants, où
chaque bec de gaz, chaque boutique illuminée, allume au passage cent
paillettes de feu. Cest aujourdhui, la fête des enfants, ne
loublions pas, la fête du nouveau-né divin, que sont venus adorer les
mages et les bergers conduits par une étoile.
«
Mon Raoul !... mon fils !... Où est mon fils ?... » se répète le père
crispé par langoisse en déchirant ses ongles au cuir des coussins. À
quoi lui servent maintenant ses titres, ses honneurs, ses millions, à
lhomme riche, au gros personnage ? Il na plus quune idée, fixée
comme un clou de feu, là, entre ses deux sourcils, dans son cerveau
douloureux et brûlant : « Mon enfant, où est mon enfant ?... »
Voici la Préfecture de police. Mais il ny a plus personne ; les bureaux sont désertés depuis longtemps.
«
Je suis M. Godefroy, député de lEure... Mon fils est perdu dans Paris
; un enfant de quatre ans... Je veux absolument voir M. le préfet. »
Et un louis dans la main du concierge.
Le
bonhomme, un vétéran à moustaches grises, moins pour la pièce dor que
par compassion pour ce pauvre père, le conduit aux appartements privés
du préfet, laide à forcer les consignes. Enfin, M. Godefroy est
introduit devant lhomme en qui repose à présent toute son espérance,
un beau fonctionnaire, en tenue de soirée, il allait sortir, lair
réservé, un peu prétentieux, le monocle à loeil.
M.
Godefroy, les jambes cassées par lémotion, tombe dans un fauteuil,
fond en larmes, et raconte son malheur, en phrases bredouillées,
coupées de sanglots.
Le préfet il est
père de famille, lui aussi, a le coeur tout remué ; mais, par
profession, il dissimule son accès de sensibilité, se donne de
limportance.
« Et vous dites, monsieur le député, que lenfant a dû se perdre vers quatre heures ?
Oui, monsieur le préfet.
À la nuit tombante... Diable !... Et il nest pas avancé pour son âge ;
il parle mal, ignore son adresse, ne sait pas prononcer son nom de
famille ?
Oui !... Hélas ! Oui !...
Du côté de la porte dAsnières ?... Quartier suspect... Mais
remettez-vous... Nous avons par là un commissaire de police très
intelligent... Je vais téléphoner. »
Linfortuné
père reste seul pendant cinq minutes. Quelle atroce migraine ! quels
battements de coeur fous ! Puis brusquement, le préfet reparaît, le
sourire aux lèvres, un contentement dans le regard : « Retrouvé ! »
Oh ! le cri de joie furieuse de M. Godefroy ! Comme il se jette sur les mains du préfet, les serre à les broyer !
«
Et il faut convenir, monsieur le député, que nous avons de la chance...
Un petit blond, nest-ce pas ? un peu pâle ?... Costume de velours bleu
?... Chapeau de feutre à plume blanche ?...
Oui, parfaitement... Cest lui ! cest mon petit Raoul !
Eh bien, il est chez un pauvre diable qui loge de ce côté-là ; et qui
est venu tout à lheure faire sa déclaration au commissariat... Voici
ladresse par écrit : Pierron, rue des Cailloux, à Levallois-Perret.
Avec une bonne voiture, vous pourrez revoir votre fils avant une heure.
Par exemple, ajoute le fonctionnaire, vous nallez pas retrouver votre
enfant dans un milieu bien aristocratique, dans la « haute », comme
disent nos agents. Lhomme qui la recueilli est tout simplement un
marchand des quatre saisons... Mais quimporte ! nest-ce pas ?... »
Ah,
oui, quimporte ! M. Godefroy remercie le préfet avec effusion, descend
lescalier quatre à quatre, remonte en coupé, et, dans ce moment, je
vous en réponds, si le marchand des quatre saisons était là, il lui
sauterait au cou. Oui, M. Godefroy, directeur du Comptoir général de
crédit, député, officier de la Légion dhonneur, etc., etc., accolerait
ce plébéien ! Mais, dites-moi donc, est-ce que, par hasard, il y aurait
autre chose, dans ce richard, que la frénésie de lor et des vanités ?
À partir de cette minute, il reconnaît seulement à quel point il aime
son enfant. Fouette, cocher ! Celui que tu emportes, dans un coupé, par
cette froide nuit de Noël, ne songe plus à entasser pour son fils
millions sur millions, à le faire éduquer comme un Fils de France, à le
lancer dans le monde ; et pas de danger, désormais, quon le laisse aux
mains des mercenaires ! À lavenir, M. Godefroy sera capable de
négliger ses propres affaires et celles de la France qui ne sen
portera pas plus mal pour soccuper un peu plus sérieusement de son
petit Raoul. Il fera venir des Andelys la soeur de son père, la vieille
tante restée à moitié paysanne, dont il avait la sottise de rougir.
Elle scandalisera la valetaille par son accent normand et ses bonnets
de linge. Mais elle veillera sur son petit-neveu, la bonne femme.
Fouette, fouette, cocher ! Ce patron, toujours si pressé, que tu as
conduit à tant de rendez-vous intéressés, à tant de réunions de gens
cupides, est, ce soir, encore plus impatient darriver, et il a un
autre souci que de gagner de largent. Cest la première fois de sa vie
quil va embrasser son enfant pour de bon. Fouette donc, cocher ! Plus
vite ! Plus vite !
Cependant, par la nuit
froide et claire, le coupé rapide a de nouveau traversé Paris, dévoré
linterminable boulevard Malesherbes ; et, le rempart franchi, après
les maisons monumentales et les élégants hôtels, tout de suite voici la
solitude sinistre, les ruelles sombres de la banlieue. On sarrête, et
M. Godefroy, à la clarté des lanternes éclatantes de sa voiture, voit
une basse et sordide baraque de plâtras, un bouge. Cest bien le
numéro, cest là que loge ce Pierron. Aussitôt la porte souvre, et un
homme paraît, un grand gaillard, une tête bien française, à moustaches
rousses. Cest un manchot, et la manche gauche de son tricot de laine
est pliée en deux sous laisselle. Il regarde lélégant coupé, le
bourgeois en belle pelisse, et dit gaiement :
« Alors, monsieur, cest vous qui êtes le papa ?... Ayez pas peur... Il nest rien arrivé au gosse. »
Et, seffaçant pour permettre au visiteur dentrer, il ajoute, en mettant un doigt sur sa bouche : « Chut ! il fait dodo. »
III
Un
bouge, en vérité ! À la lueur dune petite lampe à pétrole qui éclaire
très mal et qui sent très mauvais, M. Godefroy distingue une commode à
laquelle manque un tiroir, quelques chaises éclopées, une table ronde
où flânent un litre à moitié vide, trois verres, du veau froid dans une
assiette, et, sur le plâtre nu de la muraille, deux chromos :
lExposition de 89 à vol doiseau, avec la tour Eiffel en bleu de
perruquier, et le portrait du général Boulanger, jeune et joli comme un
sous-lieutenant. Excusez cette dernière faiblesse chez lhabitant de ce
pauvre logis : elle a été partagée par presque toute la France. Mais le
manchot a pris la lampe et, marchant sur la pointe du pied, éclaire un
coin de chambre, où, sur un lit assez propre, deux petits garçons sont
profondément endormis. Dans le plus jeune des enfants, que lautre
enveloppe dun bras protecteur et serre contre son épaule, M. Godefroy
reconnaît son fils.
« Les deux mômes
mouraient de sommeil, dit Pierron, en essayant dadoucir sa voix rude.
Comme je ne savais pas quand on viendrait réclamer le petit aristo, je
leur ai donné mon « pieu », et, dès quils ont tapé de loeil, jai été
faire ma déclaration au commissaire... Dordinaire, Zidore a son petit
lit dans la soupente ; mais je me suis dit : Ils seront mieux là. Je
veillerai, voilà tout. Je serai plus tôt levé demain, pour aller aux
Halles. »
Mais M. Godefroy écoute à peine.
Dans un trouble tout nouveau pour lui, il considère les deux enfants
endormis. Ils sont dans un méchant lit de fer, sur une couverture grise
de caserne ou dhôpital. Pourtant quel groupe touchant et gracieux ! Et
comme Raoul, qui a gardé son joli costume de velours, et qui reste
blotti avec une confiance peureuse dans les bras de son camarade en
blouse, semble faible et délicat ! Le père, un instant privé de son
fils, envie presque le teint brun et lénergique visage du petit
faubourien.
« Cest votre fils ? demande-t-il au manchot.
Non, monsieur, répond lhomme. Je suis garçon et je ne me marierai sans
doute pas, rapport à mon accident... oh ! bête comme tout ! un camion
qui ma passé sur le bras... Mais voilà. Il y a deux ans, une voisine,
une pauvre fille plantée là par un coquin avec un enfant sur les bras,
est morte à la peine. Elle travaillait dans les couronnes de perles,
pour les cimetières. On ny gagne pas sa vie, à ce métier-là. Elle a
élevé son petit jusquà lâge de cinq ans, et puis, ça été pour elle,
à son tour, que les voisines ont acheté des couronnes. Alors je me suis
chargé du gosse. Oh ! je nai pas eu grand mérite, et jai été bien
vite récompensé. À sept ans, cest déjà un petit homme, et il se rend
utile. Le dimanche et le jeudi, et aussi les autres jours, après
lécole, il est avec moi, tient les balances, maide à pousser ma
charrette, ce qui ne mest pas trop commode, avec mon aileron... Dire
quautrefois jétais un bon ajusteur, à dix francs par jour !... Allez
! Zidore est joliment débrouillard. Cest lui qui a ramassé le petit
bourgeois.
Comment ? sécrie M. Godefroy. Cest cet enfant ?...
Un petit homme, que je vous dis. Il sortait de la classe, quand il a
rencontré lautre qui allait tout droit devant lui, sur le trottoir, en
pleurant comme une fontaine. Il lui a parlé comme à un copain, la
consolé, rassuré du mieux quil a pu. Seulement, on ne comprend pas
bien ce quil raconte, votre bonhomme. Des mots danglais, des mots
dallemand ; mais pas moyen de lui tirer son nom et son adresse...
Zidore me la amené ; je nétais pas loin de là, à vendre mes salades.
Alors les commères nous ont entourés, en coassant comme des grenouilles
: « Faut le mener chez le commissaire. » Mais Zidore a protesté. « Ça
fera peur au môme », quil disait. Car il est comme tous les Parisiens
: il naime pas les sergots. Et puis votre gamin ne voulait plus le
quitter. Ma foi, tant pis ! jai raté ma vente, et je suis rentré ici
avec les mioches. Ils ont mangé un morceau ensemble, comme une paire
damis, et puis, au dodo !... Sont-ils gentils tout de même, hein ? »
Cest
étrange, ce qui se passe dans lâme de M. Godefroy. Tout à lheure,
dans sa voiture, il se proposait bien, sans doute, de donner à celui
qui avait recueilli son fils une belle récompense, une poignée de cet
or si facilement gagné en présence des encriers siphoïdes. Mais on
vient de lever devant lhomme un coin du rideau qui cache la vie des
pauvres, si vaillants dans leur misère, si charitables entre eux. Le
courage de cette fille-mère se tuant de travail pour son enfant, la
générosité de cet infirme adoptant un orphelin, et surtout
lintelligente bonté de ce gamin de la rue, de ce petit homme
secourable pour un plus petit, le recueillant, se faisant tout de suite
son ami et son frère aîné, et lui épargnant, par un instinct délicat,
le grossier contact de la police, tout cela émeut M. Godefroy et lui
donne à réfléchir. Non, il ne se contentera pas douvrir son
portefeuille. Il veut faire mieux et plus pour Zidore et pour Pierron
le manchot, assurer leur avenir, les suivre de sa bienveillance. Ah !
si les peu sentimentaux personnages qui viennent constamment parler
daffaires à M. le directeur du Comptoir général de crédit pouvaient
lire en ce moment dans son esprit, ils seraient profondément étonnés ;
et pourtant M. le directeur vient de faire la meilleure affaire de sa
vie : il vient de se découvrir un coeur de brave homme. Oui, monsieur
le directeur, vous comptiez offrir une gratification à ces pauvres
gens, et voilà que ce sont eux qui vous font un magnifique cadeau,
celui dun sentiment, et du plus doux, du plus noble de tous, la pitié.
Car M. Godefroy songe, à présent, et il sen souviendra, quil y a
dautres estropiés que Pierron, lancien ajusteur devenu marchand de
verdure, dautres orphelins que le petit Zidore. Bien plus, il se
demande, avec une inquiétude profonde, si largent ne doit vraiment
servir quà engendrer largent, et si lon na pas mieux à faire, entre
ses repas, que de vendre en hausse des valeurs achetées en baisse et
dobtenir des places pour ses électeurs.
Telle
est sa rêverie devant le groupe des deux enfants qui dorment. Enfin il
se détourne, regarde en face le marchand des quatre saisons ; il est
charmé par lexpression loyale de ce visage de guerrier gaulois, aux
yeux clairs, aux moustaches ardentes.
«
Mon ami, dit M. Godefroy, vous venez de me rendre, vous et votre fils
adoptif, un de ces services !... Bientôt, vous aurez la preuve que je
ne suis pas un ingrat. Mais, dès aujourdhui... Je vois bien que vous
nêtes pas à laise et je veux vous laisser un premier souvenir. »
Mais
de son unique main le manchot arrête le bras de M. Godefroy, qui plonge
déjà sous le revers de la redingote, du côté des bank-notes.
«
Non, monsieur, non ! Nimporte qui aurait agi comme nous... Je
naccepterai rien, soit dit sans vous offenser... On ne roule pas sur
lor, cest vrai, mais, excusez la fierté, on a été soldat, jai ma
médaille du Tonkin, là, dans le tiroir, et on ne veut manger que le
pain quon gagne.
Soit, reprend le
financier. Mais, voyons, un brave homme comme vous, un ancien
militaire... Vous me paraissez capable de mieux faire que de pousser
une charrette à bras... On soccupera de vous, soyez tranquille. »
Mais
lestropié se contente de répondre froidement, avec un sourire triste
qui révèle bien des déceptions, tout un passé de découragement : «
Enfin, si monsieur veut bien songer à moi !... »
Quelle
surprise pour les loups-cerviers de la Bourse et les intrigants du
Palais-Bourbon sils pouvaient savoir ! Voilà que M. Godefroy est
désolé, à présent, de la méfiance de ce pauvre diable. Attendez un peu
! Il saura bien lui apprendre à ne pas douter de sa reconnaissance. Il
y a de bonnes places de surveillants et de garçons de caisse, au
Comptoir. Quest-ce que vous direz, monsieur le sceptique, quand vous
aurez un bel habit de drap gris-bleu, avec votre médaille du Tonkin à
côté de la plaque dargent ? Et ce sera fait dès demain, nayez pas
peur ! Et cest vous qui serez bien attrapé, ah ! ah !...
«
Et Zidore ? sécrie M. Godefroy avec plus de chaleur que sil
sagissait de faire un bon coup sur les valeurs à turban. Vous
permettrez bien que je moccupe un peu de Zidore ?...
Ah ! pour ça, oui ! répond joyeusement Pierron. Souvent, quand je songe
que le pauvre petit na que moi au monde, je me dis : « Quel dommage
!... » Car il est plein de moyens. Les maîtres sont enchantés de lui, à
lécole primaire. »
Mais Pierron
sinterrompt brusquement, et, dans son regard de franchise, M. Godefroy
lit encore, et très clairement, cette arrière-pensée : « Cest trop
beau, tout ça... Le bourgeois nous oubliera, une fois le dos tourné. »
«
Maintenant, dit le manchot, je crois que nous navons plus quà
transporter votre gamin dans la voiture ; car vous devez bien vous dire
quil sera mieux chez vous quici... Oh ! vous navez quà le prendre
dans vos bras ; il ne se réveillera même pas... On dort si bien à cet
âge-là... Seulement il faudrait dabord lui remettre ses souliers. »
Et,
suivant le regard du marchand des quatre saisons, M. Godefroy aperçoit
devant le foyer, où se meurt un petit feu de coke, deux paires de
chaussures enfantines : les fines bottines de Raoul et les souliers à
clous de Zidore ; et chacune des paires de chaussures contient un
pantin de deux sous et un cornet de bonbons de chez lépicier.
«
Ne faites pas attention, monsieur, murmure alors Pierron dune voix
presque honteuse. Cest Zidore, avant de se jeter sur le lit, qui a mis
là ses souliers et ceux de votre fils... À la laïque, on a beau leur
dire que cest de la blague, les enfants croient encore à la Noël...
Alors, moi, en revenant de chez le commissaire, comme je ne savais pas,
après tout, si votre gamin ne passerait pas la nuit dans ma turne, jai
acheté ces bêtises-là... vous comprenez... pour que les gosses... à
leur réveil... »
Ah ! cest à présent que
les bras leur tomberaient, aux députés qui ont vu si souvent M.
Godefroy voter pour la libre pensée ; au fond, il sen moquait pas
mal, mais la réélection ! Cest à présent quils jetteraient leur
langue au chat, tous les messieurs durs et secs qui siégeaient avec M.
Godefroy autour des tables vertes et qui ladmiraient comme un maître
pour sa sécheresse et pour sa dureté. Est-ce que, par hasard, ce serait
aujourdhui la fin du monde ?... M. Godefroy a les yeux pleins de
larmes !
Tout à coup, il sélance hors de
la baraque, y rentre au bout dune minute, les bras chargés du superbe
cheval mécanique, de la grosse boite de soldats de plomb, des autres
jouets magnifiques achetés par lui dans laprès-midi et restés dans sa
voiture ; et, devant Pierron stupéfait, il dépose son fardeau doré et
verni auprès des petits souliers. Puis, saisissant la main du manchot
dans les siennes, et dune voix que lémotion fait trembler :
«
Mon ami, mon cher ami, dit-il au marchand des quatre saisons, voici les
cadeaux que Noël apportait à mon petit Raoul. Je veux quil les trouve
ici, en se réveillant, et quil les partage avec Zidore, qui sera
désormais son camarade... Maintenant, vous me croyez, nest-ce pas ?...
Je me charge de vous et du gamin... et je reste encore votre obligé ;
car vous ne mavez pas seulement aidé à retrouver mon fils perdu, vous
mavez aussi rappelé quil y avait des pauvres gens, à moi, mauvais
riche qui vivais sans y songer. Mais, je le jure par ces deux enfants
endormis, je ne loublierai plus, désormais ! »...
Tel
est le miracle, messieurs et mesdames, accompli le 24 décembre dernier,
à Paris, en plein égoïsme moderne. Il est très invraisemblable, jen
conviens ; et, en dépit des anciens votes anticléricaux de M. Godefroy
et de léducation purement laïque reçue par Zidore à lécole primaire,
je suis bien forcé dattribuer cet événement merveilleux à la grâce de
lEnfant divin, venu au monde, il y a près de dix-neuf cents ans, pour
ordonner aux hommes de saimer les uns les autres.
François COPPÉE, Longues et brèves, 1893