• Harraga, les exilés sans retour...

    Harraga ou "Ceux qui brûlent" sous-entendu leurs papiers d'identité:





    Harraga, collection L’atinoir Editions L’Ecailler du Sud
    Février 2008
    ISBN 978-2-35299-024-6

    Antonio Lozano est le quatrième auteur de la collection L’atinoir dont le directeur Jacques Aubergy veut maintenir un label de qualité défini par Paco Ignacio Taïbo II. Quatre romans écrits par quatre auteurs de talent : pour nous qui les avons lus, c’est un sans faute car Harraga mérite votre lecture.



    Antonio Lozano, né à Tanger en 1956, est professeur de français à Agüimes aux Canaries où il dirige depuis 1988 un festival international consacré au conte et à la créativité théâtrale. Il a été finaliste et lauréat de nombreux prix littéraires dans son pays et a reçu, les éloges de Manuel Vázquez Montalbán. Lauréat du prestigieux prix littéraire NOVELPOL, Harraga est son premier roman.

    Le Colombien Nicolas Buenaventura Vidal, conteur, homme de théâtre et cinéaste, a écrit la préface. On peut y lire : « C’est un livre fleuve, un livre transit, entre deux temps, deux mondes qui ont un passé commun et qui malgré les distances interposées, malgré les frontières, malgré les murs, s’appartiennent, indéfectiblement ». Et il explique que le récit de Khaled raconté par Antonio Lozano n’est pas autobiographique mais il aurait pu être le sien à un point tel que la propre mère de l’auteur, après avoir lu Harraga, parlait du héros Khaled comme si elle parlait de son fils. Et Nicolas Buenaventura Vidal commente en parlant de l’auteur : « Ce que je trouve fascinant c’est que ce livre a fait vivre ou revivre une vie autre que la sienne mais tout aussi réelle »

    Harraga est un roman de l’exil et du trouble de l’identité… Quel choix s’offre à ceux qui entrent clandestinement dans un pays où ils sont exploités puis expulsés sans humanité ? A partir du jour où ils embarquent sur un de ces rafiots affrétés par des criminels sans foi ni loi, ceux qui survivent deviennent les éternels passagers clandestins de l’humanité, condamnés à vivre en marge de cette humanité, soit dans la misère soit dans la délinquance. C’est cette fatalité inexorable qui est prégnante.
    Un extrait : « C’était déjà trop tard pour eux. Leur argent était dans les mains du marin qui me le remit enveloppé dans un papier gris. Le paiement se faisait toujours à l’avance. L’argent ne voyageait jamais dans le bateau. Eux seuls couraient le danger que représentaient la mer et la police, mais jamais les billets qui servaient à payer leur voyage. Pendant une demi-heure nous avons passé en revue tous les gestes à faire, les précautions à prendre. Je me suis assuré qu’aucun d’eux n’avait de papiers. C’était des Harraga, ceux qui brûlent leurs papiers d’identité pour quitter le pays sans laisser de trace. Nous leur avons expliqué que c’était pour les protéger. Comme ça, on ne pourrait pas les renvoyer dans leur pays d’origine qu’ils ne devraient jamais avouer. En réalité, c’était une organisation qui tirait le bénéfice de cette situation. Une fois qu’on les avait mis au travail, ils n’osaient plus sortir sans papiers ni abandonner leur travail, ou, s’il y en avait qui voulaient repartir, aller demander de l’aide au consulat. »

    « JE FERME LES YEUX …» Khaled, héros et narrateur, entre en scène par cette phrase car il est incarcéré à Tanger. Il est sur sa paillasse et regarde le plafond de ce lieu où ‘on l’a enfermé ». C’est la même phrase qui marque les changements de chapitre lorsque, métaphoriquement venus des fissures du plafond, les souvenirs et les fantômes viennent hanter sa mémoire. Et chacune de ces fissures est celle de la vie méprisable de Khaled qui, pour ce rêve d’El Dorado commun aux pays pauvres, a choisi la porte du crime, celle de ceux que son ami et corrupteur Hamid appelle «la famille ». Traduisez la mafia. Comme le Harraga, le trafiquant d’êtres humains n’est pas mettre de son destin. Il ne peut plus revenir sur ses pas. Lorsque Khaled le réalise, il est trop tard car « un seul monde existe avec pour uniques limites, la naissance et la mort. C’est dans ce monde-là que nous devons chercher le bonheur et le sol où nous mettions les pieds n’avait aucune importance».

    Harraga ( Ceux qui brûlent), c’est le mot qui désigne au Maroc, ceux qui mettent le feu à leurs papiers avant d’entreprendre le grand voyage. Khaled, un jeune garçon de café du Café de Paris à Tanger, rêve de terres plus heureuses. Il part à leur recherche, guidé par un ami établi à Grenade, et son périple l’amène à naviguer dans des courants d’eaux troubles qu’il ne pourra jamais remonter. Dans l’engrenage criminel, la prise de conscience ne pousse pas à la rédemption mais à la vengeance. Khaled est un héros d’une littérature noire dans laquelle le manichéisme se fissure comme le plafond de sa cellule.

    Entre allers et retours d’une rive à l’autre, trafic de drogues et d’être humains, le talent d’un écrivain se révèle en même temps que la radiographie implacable des réseaux de la corruption et des mafias dans les deux pays du Détroit de Gibraltar.

    Ecrit pour donner une vision de l’émigrant, le roman veut montrer le visage humain de tous ceux qui prennent leur terrible décision individuelle face à l’indifférence globalisée et intéressée du discours officiel. Mais il y a aussi dans ce livre une étude de mœurs subtile et réaliste qui présente la situation des femmes dans la société marocaine avec l’évocation des mouvements qu’elles amorcent pour tenir leur rôle dans la société.

    Ce roman, qui vient d’être traduit en français, a fait l’objet d’une première édition en 2002 aux Editions Zoela Ediciones Cleccion Negrura. Il est donc antérieur, comme me l’a fait remarquer le Directeur de la collection L’Atinoir, à celui de l’auteur algérien Boualem Sansal portant le même titre et paru en 2005 chez Gallimard.


    Présentation de l'éditeur :
    Une maison que le temps ronge comme à regret. Des fantômes et de vieux souvenirs que l'on voit apparaître et disparaître. Une ville erratique qui se déglingue par ennui, par laisser-aller, par peur de la vie. Un quartier, Rampe Valée, qui semble ne plus avoir de raison d'être. Et partout dans les rues houleuses d'Alger des islamistes, des gouvernants prêts à tout, et des lâches qui les soutiennent au péril de leur âme. Des hommes surtout, les femmes n'ayant pas le droit d'avoir de sentiment ni de se promener. Des jeunes, absents jusqu'à l'insolence, qui rêvent, dos aux murs, de la Terre promise. C'est l'univers excessif et affreusement banal dans lequel vit Lamia, avec pour quotidien solitude et folie douce. Mais voilà qu'une jeune écervelée, arrivée d'un autre monde, vient frapper à sa porte. Elle dit s'appeler Chérifa, s'installe, sème la pagaille et bon gré mal gré va lui donner à penser, à se rebeller, à aimer, à croire en cette vie que Lamia avait finie par oublier et haïr.



    Cela m’amène à évoquer aussi Kamel Khelif et la bande dessinée «Les exilées ». Les dessins sont de Kamel Khelif et le récit de Nabile Farès (Amok Editions)

    Synopsis : A Alger en juillet 1968, un homme, par sa fenêtre, regarde la ville. A sa mémoire reviennent des images des manifestations de mai 1968 et d'octobre 1961 à Paris. Il sent que le pays change. Il pressent les luttes, les douleurs et les espoirs que symbolise Leïla Fatma, une femme qu'il retrouvera en 1989 sur les quais de Marseille. D'une ville à l'autre, d'Alger à Marseille en passant par Paris, les histoires s'entrelacent.

    Kamel Khelif dessine à l’encre et au fusain. Kamel Khelif a dessiné mais aussi écrit un autre ouvrage paru en 2003, toujours sur le thème de l’immigration algérienne : « Ce Pays qui est le vôtre » ( Editions FRMK - collection Octave)



    Sur le site Frémok, il avait présenté cet ouvrage :
    Extrait de l’interview : « Tout est écrit et peut-être lu selon plusieurs sens. Pour le titre, on ne sait finalement pas de quel pays il s'agit, ni à qui il s'adresse. Ça fonctionne à double sens, soit il s'agit de la France, soit de l'Algérie. Quand j'écris "…je marche vers vous comme quelqu'un qui revient sur ses pas…" ou "… me ramener loin d'ici…", ce type de contradiction, c'est toute l'ambiguïté de cette génération de premiers immigrés en France, comme moi, être de là-bas et vivre ici. C'est une question qui se pose très concrètement par exemple au moment de la mort, pour choisir l'endroit où tu vas être enterré.
    Cette femme morte pendant sa détention, c’est très grave. C’est complètement injuste. Et on se demande pourquoi depuis des siècles et des siècles ça a très peu changé, pourquoi ?
    J’ai raconté cette histoire à la troisième personne parce que c’est une histoire pour tous ceux qui ont vécu ou qui vivent cette situation. Ce n’est pas réservé à une certaine catégorie de gens. Je ne parle pas de racisme même si cela existe aussi en justice. Mais c’est une histoire qui touche tout le monde, qui n’est pas réservée à une race, mais plutôt à une classe sociale. Parce que notre justice n'est plutôt pas pour les pauvres. Concrètement, quelqu’un qui n’a jamais eu affaire à la justice, comment peut-il avoir un avocat dès la première heure ? Quand il est pris, la loi dit qu’il peut donner un coup de fil à sa famille, dans la réalité c’est faux. Quand on sait que le prévenu ne peut pas prévenir ses parents, c’est peut-être d’autres catégories sociales qui bénéficient de cela ».

    Interview sur le site Frémok :

    http://www.fremok.org/entretiens/kamelcepays.html




    Nous terminerons notre article en recommandant la revue « Fora ! La Corse vers le monde » dont la deuxième parution porte le titre : Corse et Maghreb, côte à côte. Un titre rappelant les paroles du philosophe corse, Jean-Toussaint Desanti : « effacer la mer qui nous sépare et nous engloutit ». Cette revue, au delà des différences, met la culture corse au miroir d’autres cultures en montrant qu’il existe aussi des ressemblances. Chaque culture doit regarder l'Ailleurs pour mieux voir ce qu’elle est, comparer, admirer, échanger, partager et, au besoin, un peu copier ou disons s’inspirer…


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