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Du crâne de Kanak aux têtes de Maures...
En 1878, aux pieds du gouverneur Léopold de Prizbuer, le chef coutumier Altaï avait vidé deux sacs l'un rempli de bonne terre caldoche et l'autre de cailloux : "voilà ce que nous avions, voici ce que tu nous laisses", avait-il lancé. Contre la rébellion, l'armée française avait enrôlé des supplétifs kanaks de Canala dans l'est. Le 1er septembre 1878, l'un d'eux aurait tué Ataï, qui fut ensuite décapité avant que son crâne conservé dans de l’alcool phénique ne soit expédié en France où il a été confié au Musée de l'Homme à Paris depuis la fin du XIXème siècle. Egaré puis r(etrouvé en 2011, le crâne d'Ataï, chef de l’insurrection de 1878 contre les colons français, va être restitué au peuple kanak. C’est l’engagement pris par le Premier Ministre Jean-Marc Ayrault en visite en Nouvelle-Calédonie.
Cette décision renvoie à deux romans écrits par Didier Daeninckx. « Le retour d’Ataï » est la suite donnée par l’auteur à son excellent roman " Cannibale". On y retrouve Gocéné, trois quarts de siècle plus tard, qui revient en France sur les traces d’un kanak tué 124 ans plus tôt en Nouvelle Calédonie. De quoi sortir du formol des spectres historiques et parler aussi de la culture des kanaks, de leur humanité. La piste du repentir passe par le musée de l’homme, dans cet opus de 114 pages. Après avoir lu « Cannibale » et le « retour d’Ataï », la chanson de Michel Sardou « le temps béni des colonies » apparaît dans toute sa monstruosité.
Le chanteur l’a-t-il voulu ainsi ? Rien de moins sûr lorsque, en écho, son ami Sarkozy a parlé des bienfaits de la colonisation. Cela renvoie à la Françafrique et cette Corsafrique qui a généré des truands d’origine insulaire qui se sont rapidement enrichis.
Dans le retour d’Ataï, l’action se situe en 1931… coïncidence des dates et des mots ? Sans doute. Didier Daeninckx revient dans son dernier roman « Têtes de Maures » sur cette période mais dans une autre île : la Corse. Seule l’attitude de la France coloniale est une constante de l’époque. Si nous avons un lien à trouver entre la répression en Nouvelle Calédonie et le débarquement d’une armada militaire en Corse pour éliminer quelques bandits dans le maquis, on peut penser à l’expédition des gendarmes en Nouvelle Calédonie et à la tuerie de la grotte d’Ouvéa en 1988.
Mathieu Kassovitz a réalisé un film « l’Ordre et la Morale », sur la base d’un livre de Philippe Legorjus (alors patron du GIGN), « La morale et l’action » et sur l'ouvrage collectif Enquête sur Ouvéa. Le sujet est toujours sensible. Les «plaies» de la société néo-calédonienne ne sont pas autant cicatrisées. La droite et l’extrême-droite locales préfèrent le silence et a empêché la diffusion du film dans ce lointain territoire français.
Didier Daeninckx revient sur des dénis historiques, notamment la répression sanglante du 17 octobre 1961 et la politique colonialiste de la France au début du XXème siècle. L’arpenteur du réel Didier Daeninckx fait resurgir dans le présent les ombres noires de l’histoire de la France et notamment son passé colonial. Pour cela, il imbrique dans ses récits le présent et le passé, la réalité et la fiction. Tel un archéologue, il fait resurgir les dessous de l’histoire pour éclairer le présent à la lumière de ce passé mis un temps sous l’éteignoir.
Dans « Têtes de Maures », il dresse un tableau de la Corse d’aujourd’hui tout en faisant revivre l’expédition gouvernementale sur l’île de 1931qui avait pour cibles les bandits d’honneur notamment Bartoli, Caviglioli et Spada. L’intrigue a pour décor la portion orientale de la corse, entre le Valinco au sud et les mines de l’Argentella au nord avec quelques détours à l’intérieur des terres : Palneca, Coggia, Guagno-les-bains… Daeninckx connaît notre île où il vient depuis plusieurs années. Bien sûr, la violence est présente dans son ouvrage et des meurtres y sont inspirés d’une réalité corse. Toutefois le présent renvoie à hier et tout particulièrement à l’année 1931. A cette époque, le gouvernement a débarqué un corps expéditionnaire surarmé pour éliminer quelques criminels. Une véritable chasse à l’homme a été organisée avec primes pour les informateurs qui aideraient aux captures. Ainsi les hors-la-loi qui bravaient l’autorité de l’Etat ont pu être tués pour certains, arrêtés et condamnés à mort pour les autres. Dans son récit, l’auteur fait un parallèle entre cette époque lointaine et la Corse d’aujourd’hui. Dans « Têtes des Maures », Daeninckx s’interroge aussi sur les grandes fortunes corses rapidement constituées en Afrique ou en Russie. Dans la généalogie de ces familles très riches, trouve-t-on des ancêtres véreux ? L’argent est souvent suspect et l’enrichissement souvent pas transparent…. Les faits historiques sont les ressorts de plusieurs de ses romans comme les plus célèbres « Meurtre pour mémoire » et « Cannibale » mais c’est d’aujourd’hui qu’il nous parle lorsqu’il dénonce le fascisme, le racisme, le colonialisme, la corruption… tous les maux de la société.
« Têtes de Maures » est un roman construit à partir d’articles de presse de façon intelligente. C’est ce qui donne l’originalité au récit : une écriture efficace qui accroche le lecteur. Didier Daeninckx est l'auteur d'une littérature noire qui a été étiquetée "néo-polar" par Jean-Patrick Manchette et qui voit le mal davantage dans la société que dans l'homme.
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