• Au bout de l'Odyssée, le bruit qui pense...

    " Nous, les poètes
    nous haïssons la haine et nous faisons la guerre à la guerre. "

    La citation de Pablo Neruda est la devise de l'Odyssée du Danube, devenue celle de la paix.

    Organisée par Institut International du Théâtre Méditerranéen,  l'Odyssée est une escapade poétique qui a pris tout son sens en 2001 dans la réalité contemporaine des eaux méditerranéennes. Les artistes, saltimbanques, poètes, écrivains, politiques qui ont cru en cette entreprise se sont unis pour défendre le droit humain face aux outrances de la bêtise et de l'intolérance.



    Du 1er au 15 septembre, l’Odyssée du Danube a fait escale dans neuf villes de six pays : Autriche, Slovaquie, Hongrie, Serbie, Roumanie, Bulgarie. A bord du paquebot fluvial Théodor Koërner, près de 120 personnes ont embarqué : artistes, poètes, écrivains, journalistes, politiques… La croisière a fait escales pour des chantiers artistiques, des créations, des improvisations, des universités populaires, un " Marathon de la poésie ", des ateliers qui ont réuni poètes et politiques…et, à chaque escale, des manifestations.

    Le samedi 1er Décembre 2007, Richard Martin a fêté cette croisière pour la paix en invitant les abonnés du Théâtre Toursky à une soirée de poésie et de chansons clôturée par un documentaire sur l’Odyssée du Danube.


    C’est Armand Gatti qui, tout de noir vêtu, ouvrait la scène avec un long, un très long, un trop long poème contenant le pire et le meilleur ; Armand Gatti l’anar et ses mots pour résister; Armand Gatti qui pourrait vous réciter l’annuaire en deux parties en ne s’arrêtant qu’une fois pour boire un verre d’eau.



    Il a d’abord fait une entrée théâtrale en laissant choir à ses côtés, pour lui tenir compagnie, un vieux blouson de cuir noir dont il a hérité par hasard et qui aurait appartenu au Sous-commandant Marcos. " Donqui " était le surnom de Gatti au maquis. Une référence à Don Quichotte qui , selon le sous-commandant Marcos, est le " plus grand livre politique jamais écrit " ; Lequel Marcos, pour Gatti, est le lutteur à mots nus, contre les exterminateurs : "Pendant des décennies, il y avait en exergue à toutes nos expériences la phrase de Yon Sosa, venu du fond des maquis indiens guatémaltèques : "L'arme décisive du guérillero, c'est le mot". Le porte-parole charismatique des Zapatistes se réclame fréquemment de Don Quichotte et le président vénézuélien Hugo Chavez en a fait imprimer et distribuer gratuitement 1,5 million d’exemplaires.

    Pour les amateurs de polars, feu Manuel Vazquez Montalban, l’écrivain barcelonais inventeur du héros récurrent Pépé Carvalho, avait réalisé une interview du sous-commandant Marcos. En ouvrant la parenthèse, vous pouvez la consulter à l'adresse:
    http://membres.lycos.fr/jes/marcos2-fr.htm

    Nous faisons partie de ceux qui ont écouté jusqu’au bout l’hommage rendu par Armend Gatti à son grand-père… Une élégie où la mémoire met, par couches mnésiques, des couleurs sous l’œil d’une caméra imaginaire.  Au fil de son texte dont la lecture dure deux heures, Armand Gatti fait des inventaires pour ne rien oublier. Des peines , des joies, des révoltes… ne rien laisser dans l’oubli, cette deuxième mort. Heure par heure, il retrace de façon surréaliste la dernière journée de Sauveur Luzona jusqu’à " las cinco de la tarde ". Ce texte " Docks, comment Sauveur Lusona mon grand-père a fait des dokcs du port de Marseille un jardin japonais ", a été édité grâce à un collectif de libraires marseillais en 1992.



    Gatti Dante, Sauveur, alias Armand Gatti est né le 26 janvier 1924 à la maternité de l'hôpital de Monaco, fils d'Auguste Rainier, balayeur, et de Laetizia Luzona, femme de ménage. Analphabète, son père, qui mourra matraqué à mort lors d’une grève en 1941, avait appris à lire et à écrire dans les tranchées de la Grande guerre (1914-1918) et lui conte des histoires qui l’émerveillent. Quant à sa mère, qui, quelques jours avant de mourir, à quatre-vingt-trois ans, s’inscrira au Parti révolutionnaire italien, " pour faire peur aux riches ", il l’entend encore : " Tu dois être le premier en français, parce que c’est la langue des patrons, sinon tu passeras ta vie à leur essuyer le cul. " A l’un et l’autre, il rendra hommage, notamment avec un texte Ton nom est joie, qui deviendra un poème cinématographique, et une pièce, La vie imaginaire de l’éboueur Auguste Geai, jouée le 16 février 1962 , par la compagnie du Théâtre de la Cité à Villeurbanne (direction : Roger Gilbert et Roger Planchon). Mise en scène : Jacques Rosner. Principaux interprètes : Jean Bouise, André Bénichou, Isabelle Sadoyan, René Meyrand, Martin Barbaz. Reprise en mai 1964 au Théâtre de l’Odéon à Paris.
    Au sujet d’Auguste, Armand Gatti a confié à son ami Marc Kravetz : " Si j’ai écrit, c’était aussi une manière de ne pas laisser mourir le message d’Auguste, de continuer un peu ce qu’il avait été, ce qu’il avait voulu, ce qu’il avait rêvé. Parallèlement, il y a eu le désir d’utiliser la langue française comme une arme. Mais le poète, l’homme qui était porteur d’images, porteur d’idées, porteur de démesure, c’était Auguste. C’est à partir de lui que j’ai essayé de créer avec la langue française. La langue, j’avais besoin de la dévorer sous toutes ses formes, de vivre avec elle. Ce besoin est devenu plus fort que tout. Dans ce sens, la langue est devenue plus qu’une famille, plus qu’une nationalité, plus qu’un pays, elle est devenue mon existence même. Au début il fallait seulement que je sois plus fort que les Français sur leur propre terrain. C’est d’abord une histoire d’orthographe et de grammaire, puis tu te prends au jeu et cela te conduit au maquis. "

    Véritable légende vivante, Gatti figure dans le dictionnaire (le Petit Robert des noms propres), mais il ne reste connu que d’un cercle d’inconditionnels Dans une de ses biographies, Marc Kravetz ( tout en disant qu’il est " plus difficile de raconter Gatti que de peindre l'oiseau de Prévert"). résume sa vie ainsi :

    " Bon élève (dissipé) du petit séminaire ; résistant, condamné à mort (gracié en raison de son âge) ; déporté (évadé) ; parachutiste (médaillé) ; journaliste (couronné du Prix Albert Londres) au Parisien Libéré puis à Paris-Match, France Observateur, L'Express (ancienne formule) et Libération (l'autre, celui de la Résistance) ; cinéaste (consacré dès son premier film - L'enclos -, ignoré dès le second - L'autre Cristobal -, exilé pour le troisième - Le passage de l'Ébre -, interdit de caméra pour beaucoup d'autres - une dizaine) ; écrivain-dramaturge-metteur en scène (célèbre et célébré : La vie imaginaire de l'éboueur Auguste G., Chant public devant deux chaises électriques, V comme Vietnam, Les treize soleils de la rue Saint-Blaise, Le cheval qui se suicide par le feu, plus un nombre considérable de pièces, le tout joué un peu partout sur la planète et quelques rares fois en France) ; voyageur (Sibérie, Chine, Corée, Japon, Guatemala, Nicaragua, Costa-Rica, Allemagne, Irlande) - ici on s'en tient aux déplacements qui ont donné lieu ensuite à des reportages, livres, pièces de théâtre ou films ; écrivain public itinérant et vidéographe (en compagnie de la Tribu, du Brabant-Wallon à Montbéliard, de Ris-Orangis à l'Isle d'Abeau avec crochet par Saint-Nazaire prolongé d'une pointe en Avignon et Marseille avant un rebond à Strasbourg. " et il ajoute : " Journaliste, cinéaste, dramaturge, écrivain, poète, Gatti ne cesse de se débarrasser de ses identités comme d'autant de peaux mortes ".

    Biographie dans son intégralité à l’adresse :
    http://www.armand-gatti.org/

    Selon Armand Gatti : " Sans écriture, pas de culture, pas de dignité…. les mots sont des armes… " On ne combat pas pour être libre, mais parce qu’on l’est déjà. "



    Après Armand Gatti le magnifique, la soirée a été l’occasion de découvrir un ensemble musical : L'Orchestre International



    La Direction Musicale est confiée à Cuco PEREZ, accordéoniste, Investigateur dans la musique populaire méditerranéenne, directeur et instrumentiste, auteur de nombreux disques, avec une ample projection dans le monde maghrébin, responsable de divers concerts de musique andalouse, grand connaisseur des instruments populaires médiévaux... Chaque pays lui a soumis toutes ses idées et lui a proposé un musicien pour qu'il garantisse l'unité et la qualité musicale du concert. L'Espagne assure la production discographique du concert, la retransmission radiophonique et tout ce qui contribue à faire du concert un des grands symboles du voyage. Le concert en lui-même comprend 45 minutes consacrées aux thèmes andalous et thèmes de tradition espagnole, interprétés par les musiciens espagnols et marocains. Chaque musicien invité a proposé sa propre interprétation des thèmes donnés, avant de jouer tous ensemble.

    La prestation déchaînait l’enthousiasme dans le public du théâtre Toursky. Fatos Qerimaj, c’est un peu le " Portal albanais ". Clarinettiste d’origine tzigane, il vit à Tirana en Albanie. Touria Hadraoui, Universitaire, journaliste et chanteuse marocaine pour qui …" rencontrer des musiciens d’autres horizons est une belle aventure. Ils ont tous sûrement des choses à m’apprendre et j’en ai aussi. Par ailleurs, que cet échange se fasse sur l’eau, en mouvement, m’apparaît comme très symbolique. Un mouvement, c’est toujours beau, fort et fragile


    L’orchestre International de l’Odyssée du Danube avec son métissage de musiciens porte au plus haut ce message de paix et de fraternité. Bami Jean Tsakeng le percussionniste franco-camerounais, la flûte de Pan du roumain Nucu Draghia, le cymbalon du hongrois Dezso Farkas, la voix bouleversante de la marocaine Touria Hadraoui, le vibraphone du français Cyril Cambon, le chant de l’algérien Salah Gaoua, le violon du serbe Bogdan Djukis, la clarinette de l’albanais Fatos Qerimaj, l’accordéon de l’espagnol Cuco Perez ( absent au Toursky), le violon magique du français Didier Lockwood ( absent au Toursky), les pianistes la bulgare Elizabet Luldimova et la grecque Jula Jannaki, la clarinette et le tarogalo du hongrois Daniel Racz et le guitariste italien Alessandro Nusenzo, tous ces talents ont mis leur art au service d’une humanité réconciliée. A eux tous ils expriment la diversité et l’union fraternelle entre tous les peuples de la Terre. Vous pourrez tous les connaître car ils sont déjà programmés pour la saison 2008 du Thèâtre Toursky.

    Dans notre précédent article sur la librairie le Ferry Book, nous avions évoqué la musique Klezmer avec ses musiciens que l’on appelle des fanfarons ou des klezmorim. Quand ils n’avaient pas une autre activité principale et ne jouaient qu’occasionnellement, les klezmorim étaient principalement des musiciens itinérants, d’autre part la musique klezmer a accompagné les mouvements de population des juifs d’Europe – ainsi, à l’instar de la langue yiddish, elle s'est nourrie des musiques des pays qu’elle a traversés, dans lesquels elle a aussi sans doute laissé des influences. Ces musiciens jouaient principalement dans les fêtes et cérémonies populaires. On retrouve dans la musique klezmer l'influence des musiques d'orient, tzigane et des musiques folkloriques d’Europe de l'Est.
    " Les Klezmorim, souvent accompagnés de ménestrels locaux (hongrois, russes, moldaves, ukrainiens, galiciens, etc.), ainsi que de musiciens tsiganes, diffusaient leur musique et les récits de leurs voyages à chacune de leurs étapes. Souvent amenés à jouer lors de mariages et fêtes juives, les Klezmorim furent également appelés à jouer lors de fêtes non juives. Ainsi, l'arrivée des Klezmorim était particulièrement appréciée des villageois, non seulement pour la musique, la fête et la joie qu'ils apportaient, mais aussi pour le recueil d'informations venues d'ailleurs. Cette condition leur permit d'approfondir leur connaissance des cultures musicales environnantes, à commencer par celle de leur pays d'adoption. La vitalité de la musique Klezmer réside dans le simple fait qu'elle a su sauvegarder son essence, tout en s'enrichissant des cultures environnantes. "



    Et puis, la semaine dernière , le 13ème album des Muvrini a été mis dans les bacs. Il est composé de titres anciens et de reprises de Springsteen, de Jacques Brel , des Gipsy King. L’enregistrement a eu lieu en Lorraine avec la participation de 500 choristes… Et puis il y a de nouveaux duos avec Tina Aréna, Anguum, la soprano anglaise Sarah Bightman… Dans un article de presse, Jean-François Bernardini s’est adressé aux tenants d’une corsité pure et dure en disant "  A ceux-là, je dirais que mon identité n’est pas soluble dans les duos. Mon âme encore moins. Ce qu’on a volé à la culture corse c’est le lien, l’échange et la rencontre. Réinventer ce lien, c’est notre mission. Tout sauf le ghetto, même en Corse ". Dans l’album , Tina Arena chante "  A voce rivolta " en corse et la soprano Sarah Brightman chante une chanson des Gipsy Kings.



    Finalement, la musique est bien le seul langage universel capable de rapprocher les différentes cultures sans dissoudre les identités… A écouter toutes ces polyphonies, on y gagne même un supplément d’âme… La musique n’est pas qu’une jouissance personnelle, comme la jugeait Kant.. Je préfère ne pas évoquer la pensée hégélienne sur ce sujet. Par contre, Friedrich Nietzsche avait raison : "Sans la musique, la vie serait une erreur"… Il ne s’agit pas dune musique apollinienne mais dionysiaque, propre à l’inspiration et à l’enthousiasme. De celles qui "nous ramènent à nous " ( Valery) et nous semblent familière dès la première audition. Une musique qui " exalte la meilleure part de nous-mêmes, le plus sèche, la plus libre.. " (Sartre)

    … Pas la musique dont Platon fait l’éloge. Celle-ci est décrite dans la République comme une partie essentielle de l’éducation, de pair – curieusement – avec la gymnastique. Dans les deux cas, il s’agit de communiquer à l’enfant un sens de l’ordre et de la mesure qu’il ne possède pas naturellement. On le fera donc chanter et danser selon certains rythmes et certaines tonalités, qui, la chose est notable, devront être toujours les mêmes, le modèle étant ici l’Égypte qui est censée avoir conservé, dans ses rites et ses fêtes, les mêmes musiques depuis 10 000 ans. Platon n’est pas de ceux qui apprécient la dernière chansonnette à la mode, et en général il exècre les nouveautés.
    … Pas davantage la musique d’expert, monde clos dont il faut obtenir la clef.
    … Nous parlons de la musique, " ce bruit qui pense " ( Hugo) dont on reçoit les pulsations comme des émotions, une musique qui émeut, met en mouvement, trouble l’âme et agite la chair. C’est la musique dans laquelle on se reconnaît et on reconnaît les autres, celle de la polyphonie et du chjam’é rispondi ancrées dans les traditions corses, celle des Muvrini, celle des Klezmorim, celle de l’orchestre international de l’Odyssée du Danube et de bien d’autres artistes de toutes origines et qui font de leur identité une émotion universelle.. Elle est plurielle et se partage pour s’enrichir. Elle a besoin de liberté et de nomadisme. Elle est " un art insaisissable qui ne supporte que la liberté " disait Déon. Sa vocation n’est pas de prouver une identité qui existe et ne peut se dissoudre. Sa mission va bien au delà des hymnes nationaux. Elle n’est pas que la mémoire d’un territoire mais aussi le lien entre un passé humain et l’avenir dans le Monde… Elle met les rapports humains au niveau le plus noble et le plus intime. Elle atteint des régions de l’être qu’elle est la seule à atteindre. Tout enfermement est un terrain favorisant l’obscurantisme. Il est suicidaire. La musique est un langage international : " frontières effacées sur les atlas des sons " selon l’expression de Prévert.

    " L’avenir comporte une infinité de vérités nouvelles à mettre au jour. Le monde n’est ni unique, ni fini, ni nécessaire ; la liberté fait partie de sa structure ontologique ; et de toutes les figures de l’esprit, l’art est celle qui nous enseigne le plus directement cette liberté. " Philippe Nemo – extrait d’un article paru en juin 2004 dans le "Monde de la Musique", N°288, (pp.36-46).

    Deleuze-Guattari, à propos de musique...
    Usage des ritournelles
    "C'est curieux comme la musique n'élimine pas la ritournelle médiocre ou mauvaise, ou le mauvais usage de la ritournelle, mais l'entraîne au contraire, ou s'en sert comme d'un tremplin. "Ah vous dirai-je maman...", "Elle avait une jambe de bois...", "Frère Jacques...". Ritournelle d'enfance ou d'oiseau, chant folklorique, chanson à boire, valse de Vienne, clochettes à vache, la musique se sert de tout et emporte tout. Ce n'est pas qu'un air d'enfant, d'oiseau ou de folklore, se réduise à la formule associative et fermée dont nous parlions tout à l'heure. Il faudrait plutôt montrer comment un musicien a besoin d'un premier type de ritournelle, ritournelle territoriale ou d'agencement, pour la transformer du dedans, la déterritorialiser, et produire enfin une ritournelle du second type, comme but final de la musique, ritournelle cosmique d'une machine à sons. D'un type à l'autre, Gisèle Brelet a bien posé le problème à propos de Bartok: comment, à partir des mélodies territoriales et populaires, autonomes, suffisantes, fermées sur soi comme des modes, construire un nouveau chromatisme qui les fasse communiquer, et créer ainsi des "thèmes" qui assurent un développement de la Forme ou plutôt un devenir des Forces? [...]"
    [Gilles Deleuze — Félix Guattari: Mille Plateaux. Editions de Minuit — Chapitre: "De la ritournelle" page 381.]



     
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