Dans son recueil « Les passagers dIstanbul », Esther Heboyan nous offre neuf nouvelles, neuf récits intimes de vies qui établissent une généalogie arménienne post-génocidaire. Il sagit dêtres et surtout de femmes à la fois victimes de leur destin qui, paradoxalement, les a rendues plus fortes. A travers des familles, sétablit une filiation identitaire faite de souvenirs suaves comme des loukoums, tendres, parfois burlesques. Si le titre du recueil est aussi celui de la dernière nouvelle, chaque personnage est le «passager » dun pays daccueil, un passager dont lidentité se brouille comme la langue qui se perd ou senrichit selon le point de vue. On prend conscience de la survivance fragile de larménité en Turquie mais aussi dans tous les ailleurs de lAnatolie.
Les Arméniens ont été intégrés dans la nation turque avant le génocide. Nombre des leurs parlent mieux le turc que lArménien. Certains sont restés après le génocide, dans une sorte dexil intérieur. Ils sont allés survivre surtout à Istanbul, grande ville cosmopolite. Et puis, à court, moyen ou long terme, nombreux se sont exilés définitivement, sarrachant des racines qui leur restaient. Ce sont à ces petites gens « démunis, exilés, sans langue», passagers dIstanbul puis dautres villes du monde, qu Esther HEBOYAN a voulu donner la parole.
Lauteur fait partie de la génération née en Turquie, à distance (par sa naissance et par sa scolarité en Turquie) du génocide. Son enfance est liée à Istanbul quelle évoque toujours avec nostalgie. Ses langues de naissance sont dabord larménien, puis le turc. Sa famille sest exilée en Allemagne et ensuite en France. A chaque escale, elle a du surmonter une rupture et apprendre une nouvelle langue. Elle est allée ensuite aux Etats-Unis découvrir son El dorado : la littérature américaine (Peut-être que cet attrait a quelque chose à voir avec les rêves hollywoodiens de quelques femmes arméniennes, lectrices de revues de cinéma). Actuellement, elle est universitaire dans lArtois et, traductrice, impliquée dans des travaux sur les langues, avec le constat quelle a du apprendre lallemand, le français et langlais, puis réapprendre le turc. Elle estime que sa maîtrise de larménien est rudimentaire par rapport au français et à langlais. Il lui faudrait trouver le temps et lénergie, selon elle, nécessaire pour atteindre un niveau de compétence satisfaisant pour larménien. « Loralité est une chose , dit-elle, savoir écrire correctement dans une langue est autre chose ». Cest sans doute ce constat qui a motivé son attrait affirmé pour lécriture. Cest sûrement, en elle, la femme arménienne (envers et contre tout renoncement à sa vraie généalogie) qui a senti le besoin décrire les neuf nouvelles du recueil « Les passagers dIstanbul ». Il ne sagit pas de récits archéologiques mais de la mémoire généalogique dune arménité tenace et vivante chez ses passagers qui transportent partout leurs trésors avec eux trésors culturels, il sentend !...
Esther HEBOYAN nous parle du défi dexister envers et contre lexil, de son appartenance à une diaspora confrontée puis intégrée aux autres cultures, et de la volonté dêtre arménienne : un corps, plutôt quun corpus à ressasser.
Les passagers dIstanbul Editions Parenthèses collection Diasporales -
Le recueil souvre sur Aroussiak, une grand - mère qui sexprime dans une « langue composite à résonances et approximations turco -arméniennes ». Tout juste adolescente, elle a été mariée avec un boucher de 10 ans son aîné. Cette vieille arménienne, épouse bafouée, illettrée et indigente, a pour devise : « Le bidon dhuile du bon dieu vient à qui veut » (une façon à elle de dire « Aide-toi et dieu taidera ») illustrée par son poulailler du Bon Dieu, garde-manger pour les jours de disette. Que reste-il delle, après que « la mort et lexil qui parfois ressemblait à la mort eurent dispersé les êtres et les choses » : quelques photographies dans une vieille boite récupérée par une petite-fille pour qui sa « Medz mayrig » ( grand mère en arménien) reste la plus belle, la « Güzel » du village dIstanoz près dAnkara. Et puis vient la petite sur dAva Gardner, la belle Sylva convaincue quelle ressemble à Ava Gardner par son amie Méliné délaissée par les hommes et décrite avec « une tête de corbeau sur un corps de moineau », la coupable idéale de tous les péchés de son entourage. Suivent le phénoménal Oncle Zareh et Diguine Yester, une femme pieuse et respectée, réunis lors dun banquet familial bien arrosé de Raki. Ils précèdent Mardiros Artinian alias Agha, bel homme « les yeux bleus envoûtant, le chef orné de boucles châtain et la parole magnanime », admiré des femmes et envié par les hommes « Et Mardiros Agha posait, soupirait, saluait tantôt en turc tantôt en grec ou en arménien. » Avec la nouvelle « Un si long chemin », lantagonisme entre son père Antranik le timoré et son oncle Krikor, globe trotter religieux, va faire le bonheur conjugal de Serko On y trouve un dialogue polémique entre les deux frères sur lusage de la langue arménienne en Turquie. Quant à la jeune Hilda, elle va au cinéma, chaperonnée par ses deux grands-mères « avec leurs mots bien à elles, des mots brusques, effervescents à jamais perdus », juste avant la séquence dautomne entre Hagop qui na jamais rien promis et son épouse Ani qui, résignée, se contente de ce quelle appelle « la vie nue». Hagop « a laissé une précieuse partie de lui-même, là-bas, là doù il vient même si il ne sait plus très bien doù il vient ». Lui, qui ne rêvait jamais, a fait un rêve étrange et pénétrant Tous sont des passagers dIstanbul comme les personnages de la dernière nouvelle du recueil : Hovsep rebaptisé Joseph, Anika devenue Annie et leurs enfants, Yester répondant au prénom choisi dEsther avant de découvrir trop tard celui dEsterina dans un mélodrame italien, alors que Herantouhi sest retrouvée Isabellisée , victime de la lettre « H »
« Les passagers dIstanbul » est la dernière nouvelle du recueil, celle de lexil, du trouble de lidentité, de lintégration à un nouveau schéma socio culturel qui passe par lapprentissage de la langue de lexil et loubli de la langue originelle, la montée de la xénophobie loccasion, par les temps qui courent, pour accepter un vaccin de rappel de lexception culturelle française. La devise « Liberté, Égalité, Fraternité » ne devrait pas devenir un slogan vide de sens dans une France qui exporte lhumanitaire et expulse sans humanité. Finalement, ne sommes nous pas tous des passagers dune humanité en marche ?
Cette anthologie familiale contient son florilège de mots, de lieux et de noms dont létrangeté fait imaginer des personnages fabuleux, « enluminés », peut-être parce que lexil et lentropie des souvenirs rendent le passé parfois plus beau dans une vérité romanesque. Lorsque lon referme le livre, les personnages font un carrousel dans notre imagination, tant Esther Heboyan leur donne chair, nous les rend familiers.
Les passagers dIstanbul nous invitent à un voyage nostalgique avec ce sentiment que le temps ne délivre aucun billet de retour, même si le présent se nourrit du passé, souvent avec humour et tendresse. Chacune de leur vie est comme une strate de cette humanité arménienne et les mots, par poussées orogéniques affleurant cette vérité romanesque (écrirait, je pense, Martin Melkonian), renaissent des cendres dun séisme en date du 24 avril 1915. Latent, transparaît ce sentiment dappartenir à une entité historique et culturelle menacée par la fragilité dune transmission familiale orale qui pousse au besoin décrire.
Engagés dans une croisade contre loubli, les passagers arméniens de lexode et de lexil font escale depuis 1915. Toujours à la croisée entre deux cultures, ils emportent partout, avec eux, cette Arménité qui a son berceau en Anatolie. Lors dune table ronde organisée pendant la journée du livre arménien à Marseille, une participante a demandé : « Arméniens, quapportons nous au monde ? Jaimerai quun non -arménien réponde. » Malheureusement, le temps était écoulé et la séance est restée sur cette question. Mais, finalement, la réponse apparaît évidente : Le peuple arménien apporte son humanité vieille de plusieurs millénaires et sa culture riche de ce long passé. Il apporte son histoire marquée par le premier génocide du 20ème siècle et lexil dune diaspora meurtrie jusquaux enfants qui naissent avec cette tragédie en héritage. Aujourdhui, les Arméniens de cette diaspora représentent une richesse pour les pays daccueil où ils ont su sintégrer avec intelligence et sans se renier. Ils comptent, parmi eux, nombre de talents, notamment dans les domaines de lart et de la littérature. Ils respectent sans faille leur devoir de mémoire et se font les passeurs dune culture toujours et plus que jamais vivante. Le peuple arménien, par sa solidarité trans-générationnelle et sa diaspora, contribue à notre humanité pluri culturelle en devenir.
Dans une lignée généalogique, les grands parents sont les mémoires vivantes dun passé plus lointain. Plusieurs auteurs arméniens, dont Esther Heboyan, ont senti le besoin de revenir, par lécriture, sur les bribes dun passé incarné par une grand-mère arménienne restée en Turquie après le génocide. Nous avions consacré un article à Louis Carzou pour « La huitième colline ». Nous signalons la 7ème réédition du roman « Le livre de ma grand-mère » écrit par Féthiyé Cetin ( publié en 2004). Cette avocate des droits de lhomme et des minorités raconte le secret de toute une vie : être une grand-mère arménienne dans une famille turque. Cétait le secret de sa grand-mère Héranouche, décédée en 2000.
Entretien avec Mme Esther HEBOYAN :
Question 1 : Vous montrez avec talent lexistence de cette arménité qui a repris racine à Istanbul et qui, après lexil, est nostalgique de cette ville turque. Avant le génocide, les arméniens étaient déjà turcs et parlaient souvent mieux le turc que larménien. Dailleurs, vous utilisez des mots arméniens et des mots turcs, voire même de dialecte turco -arménien comme « Arman Astvadzis ! » qui signifie « Ah ! Mon dieu. » Finalement, on saperçoit que les ambiances familiales et les souvenirs denfances en Turquie après le génocide sont très proches des récits faits par des familles arméniennes venues en France immédiatement après le génocide. Finalement, quest-ce qui différencie une femme arménienne et une famille arménienne en Turquie, dune femme arménienne et une famille arménienne en France ?
Réponse dEsther HEBOYAN : Vaste question. Pour pouvoir y répondre, il faudrait prendre en compte quelques paramètres le niveau socio-économique, les possibilités de développement intellectuel, social et politique, les mentalités, les repères culturels, etc. Pour ce qui est de la langue, comme dans tout espace où coexistent plusieurs peuples, il y avait et il y a des interférences entre le turc et larménien. En Turquie, les Arméniens qui navaient pas accès aux institutions éducatives arméniennes parlaient effectivement mieux le turc que larménien.
Question 2 : Vous êtes née en Turquie dans une famille dorigine arménienne. Vous avez émigré en Allemagne puis en France avant de séjourner longuement aux Etats-Unis où, après plusieurs années, vous avez pleuré en entendant parler turc parce que vous avez réalisé que, faute de pratique, vous perdiez votre langue de naissance. Aujourdhui, vous êtes universitaire en France et notamment spécialiste de la littérature américaine. Vous faites des traductions douvrages turcs (Je pense à la traduction de Nedim Gürsel ). Vous parlez plusieurs langues mais pas larménien. Vous écrivez aussi des poèmes dans la revue « Neige daoût » sortie en octobre 2006. Vous avez dirigé un ouvrage « Exil à la frontière des langues » paru en 2001. Certains auteurs exilés choisissent de sexprimer dans la langue du pays daccueil. Dautres restent fidèles à leur langue. Pensez-vous que la langue soit un élément nécessaire à la survie de la culture arménienne et de larménité chez la diaspora en France?
E.H : Il faudrait corriger quelques informations qui circulent depuis peu sur le net et qui sont erronées. Non, je nai pas pleuré en entendant les gens parler le turc aux Etats-Unis, mais plutôt après avoir lu les nouvelles en français de Nedim Gürsel sur lexil qui bien entendu me renvoyaient à mon propre exil. Non, je nai pas perdu ma langue maternelle ; je parle arménien mais ma compétence est limitée. Quant à savoir si la survie dun peuple dépend de la pratique de sa langue A priori, on pourrait croire que oui. Cependant, il y a énormément dArméniens en France, en Suisse, en Allemagne et ailleurs, en Turquie même, qui ne parlent pas arménien mais qui se sentent arméniens, alors « Neige daoût » est une très belle revue dirigée par Camille Loivier ; le numéro doctobre 2006 contient quelques uns de mes poèmes.
Question 3 : Pensez-vous que les Editions bilingues soient un bon compromis entre lidentité culturelle et lédition dans le pays daccueil pour les auteurs faisant partie dune diaspora?
E.H : Cest une très belle trouvaille quil faudrait exploiter davantage.
Question 4 : Vous avez intitulé votre ouvrage « Les passagers dIstanbul ». Pouvez-vous nous parler du choix de ce terme « passager » pour évoquer larménité et lexil ?
E.H : Pour autant que je men souvienne, au début des années soixante Arméniens et Turcs dIstanbul se destinaient à partir sinstaller en Europe et ailleurs. Les entreprises ouest-allemandes surtout ont encouragé un mouvement de masse qui na finalement jamais cessé. Le terme « passagers » est un terme lyrique pour désigner des formes dexil.
Question 5: Vous avez participé à une uvre collective en écrivant une nouvelle sur Istanbul dans un recueil édité par les Editions Albiana. Il sagissait pour chaque auteur décrire une nouvelle située dans une ville. Pouvez-vous nous parler de cette expérience avec lEdition corse ?
E.H : François-Xavier Renucci mavait demandé de traduire une nouvelle de Nedim Gürsel. Par la suite, nous avons échangé des projets décriture ; notre collaboration est née de cette façon.
Question 6: Comme nous avons la chance davoir en vous une spécialiste de la littérature américaine, quelle est lévolution des goûts pour le polar et le roman noir aux Etats-Unis?
E.H : La littérature américaine est un domaine très varié et très fécond. Je nai pas suivi lévolution du polar américain. Il marrive de lire ou de relire les maîtres du genre Dashiell Hammett et Raymond Chandler dont japprécie lécriture minutieuse et le rythme nerveux
Les Arméniens ont été intégrés dans la nation turque avant le génocide. Nombre des leurs parlent mieux le turc que lArménien. Certains sont restés après le génocide, dans une sorte dexil intérieur. Ils sont allés survivre surtout à Istanbul, grande ville cosmopolite. Et puis, à court, moyen ou long terme, nombreux se sont exilés définitivement, sarrachant des racines qui leur restaient. Ce sont à ces petites gens « démunis, exilés, sans langue», passagers dIstanbul puis dautres villes du monde, qu Esther HEBOYAN a voulu donner la parole.
Lauteur fait partie de la génération née en Turquie, à distance (par sa naissance et par sa scolarité en Turquie) du génocide. Son enfance est liée à Istanbul quelle évoque toujours avec nostalgie. Ses langues de naissance sont dabord larménien, puis le turc. Sa famille sest exilée en Allemagne et ensuite en France. A chaque escale, elle a du surmonter une rupture et apprendre une nouvelle langue. Elle est allée ensuite aux Etats-Unis découvrir son El dorado : la littérature américaine (Peut-être que cet attrait a quelque chose à voir avec les rêves hollywoodiens de quelques femmes arméniennes, lectrices de revues de cinéma). Actuellement, elle est universitaire dans lArtois et, traductrice, impliquée dans des travaux sur les langues, avec le constat quelle a du apprendre lallemand, le français et langlais, puis réapprendre le turc. Elle estime que sa maîtrise de larménien est rudimentaire par rapport au français et à langlais. Il lui faudrait trouver le temps et lénergie, selon elle, nécessaire pour atteindre un niveau de compétence satisfaisant pour larménien. « Loralité est une chose , dit-elle, savoir écrire correctement dans une langue est autre chose ». Cest sans doute ce constat qui a motivé son attrait affirmé pour lécriture. Cest sûrement, en elle, la femme arménienne (envers et contre tout renoncement à sa vraie généalogie) qui a senti le besoin décrire les neuf nouvelles du recueil « Les passagers dIstanbul ». Il ne sagit pas de récits archéologiques mais de la mémoire généalogique dune arménité tenace et vivante chez ses passagers qui transportent partout leurs trésors avec eux trésors culturels, il sentend !...
Esther HEBOYAN nous parle du défi dexister envers et contre lexil, de son appartenance à une diaspora confrontée puis intégrée aux autres cultures, et de la volonté dêtre arménienne : un corps, plutôt quun corpus à ressasser.
Les passagers dIstanbul Editions Parenthèses collection Diasporales -
Le recueil souvre sur Aroussiak, une grand - mère qui sexprime dans une « langue composite à résonances et approximations turco -arméniennes ». Tout juste adolescente, elle a été mariée avec un boucher de 10 ans son aîné. Cette vieille arménienne, épouse bafouée, illettrée et indigente, a pour devise : « Le bidon dhuile du bon dieu vient à qui veut » (une façon à elle de dire « Aide-toi et dieu taidera ») illustrée par son poulailler du Bon Dieu, garde-manger pour les jours de disette. Que reste-il delle, après que « la mort et lexil qui parfois ressemblait à la mort eurent dispersé les êtres et les choses » : quelques photographies dans une vieille boite récupérée par une petite-fille pour qui sa « Medz mayrig » ( grand mère en arménien) reste la plus belle, la « Güzel » du village dIstanoz près dAnkara. Et puis vient la petite sur dAva Gardner, la belle Sylva convaincue quelle ressemble à Ava Gardner par son amie Méliné délaissée par les hommes et décrite avec « une tête de corbeau sur un corps de moineau », la coupable idéale de tous les péchés de son entourage. Suivent le phénoménal Oncle Zareh et Diguine Yester, une femme pieuse et respectée, réunis lors dun banquet familial bien arrosé de Raki. Ils précèdent Mardiros Artinian alias Agha, bel homme « les yeux bleus envoûtant, le chef orné de boucles châtain et la parole magnanime », admiré des femmes et envié par les hommes « Et Mardiros Agha posait, soupirait, saluait tantôt en turc tantôt en grec ou en arménien. » Avec la nouvelle « Un si long chemin », lantagonisme entre son père Antranik le timoré et son oncle Krikor, globe trotter religieux, va faire le bonheur conjugal de Serko On y trouve un dialogue polémique entre les deux frères sur lusage de la langue arménienne en Turquie. Quant à la jeune Hilda, elle va au cinéma, chaperonnée par ses deux grands-mères « avec leurs mots bien à elles, des mots brusques, effervescents à jamais perdus », juste avant la séquence dautomne entre Hagop qui na jamais rien promis et son épouse Ani qui, résignée, se contente de ce quelle appelle « la vie nue». Hagop « a laissé une précieuse partie de lui-même, là-bas, là doù il vient même si il ne sait plus très bien doù il vient ». Lui, qui ne rêvait jamais, a fait un rêve étrange et pénétrant Tous sont des passagers dIstanbul comme les personnages de la dernière nouvelle du recueil : Hovsep rebaptisé Joseph, Anika devenue Annie et leurs enfants, Yester répondant au prénom choisi dEsther avant de découvrir trop tard celui dEsterina dans un mélodrame italien, alors que Herantouhi sest retrouvée Isabellisée , victime de la lettre « H »
« Les passagers dIstanbul » est la dernière nouvelle du recueil, celle de lexil, du trouble de lidentité, de lintégration à un nouveau schéma socio culturel qui passe par lapprentissage de la langue de lexil et loubli de la langue originelle, la montée de la xénophobie loccasion, par les temps qui courent, pour accepter un vaccin de rappel de lexception culturelle française. La devise « Liberté, Égalité, Fraternité » ne devrait pas devenir un slogan vide de sens dans une France qui exporte lhumanitaire et expulse sans humanité. Finalement, ne sommes nous pas tous des passagers dune humanité en marche ?
Cette anthologie familiale contient son florilège de mots, de lieux et de noms dont létrangeté fait imaginer des personnages fabuleux, « enluminés », peut-être parce que lexil et lentropie des souvenirs rendent le passé parfois plus beau dans une vérité romanesque. Lorsque lon referme le livre, les personnages font un carrousel dans notre imagination, tant Esther Heboyan leur donne chair, nous les rend familiers.
Les passagers dIstanbul nous invitent à un voyage nostalgique avec ce sentiment que le temps ne délivre aucun billet de retour, même si le présent se nourrit du passé, souvent avec humour et tendresse. Chacune de leur vie est comme une strate de cette humanité arménienne et les mots, par poussées orogéniques affleurant cette vérité romanesque (écrirait, je pense, Martin Melkonian), renaissent des cendres dun séisme en date du 24 avril 1915. Latent, transparaît ce sentiment dappartenir à une entité historique et culturelle menacée par la fragilité dune transmission familiale orale qui pousse au besoin décrire.
Engagés dans une croisade contre loubli, les passagers arméniens de lexode et de lexil font escale depuis 1915. Toujours à la croisée entre deux cultures, ils emportent partout, avec eux, cette Arménité qui a son berceau en Anatolie. Lors dune table ronde organisée pendant la journée du livre arménien à Marseille, une participante a demandé : « Arméniens, quapportons nous au monde ? Jaimerai quun non -arménien réponde. » Malheureusement, le temps était écoulé et la séance est restée sur cette question. Mais, finalement, la réponse apparaît évidente : Le peuple arménien apporte son humanité vieille de plusieurs millénaires et sa culture riche de ce long passé. Il apporte son histoire marquée par le premier génocide du 20ème siècle et lexil dune diaspora meurtrie jusquaux enfants qui naissent avec cette tragédie en héritage. Aujourdhui, les Arméniens de cette diaspora représentent une richesse pour les pays daccueil où ils ont su sintégrer avec intelligence et sans se renier. Ils comptent, parmi eux, nombre de talents, notamment dans les domaines de lart et de la littérature. Ils respectent sans faille leur devoir de mémoire et se font les passeurs dune culture toujours et plus que jamais vivante. Le peuple arménien, par sa solidarité trans-générationnelle et sa diaspora, contribue à notre humanité pluri culturelle en devenir.
Dans une lignée généalogique, les grands parents sont les mémoires vivantes dun passé plus lointain. Plusieurs auteurs arméniens, dont Esther Heboyan, ont senti le besoin de revenir, par lécriture, sur les bribes dun passé incarné par une grand-mère arménienne restée en Turquie après le génocide. Nous avions consacré un article à Louis Carzou pour « La huitième colline ». Nous signalons la 7ème réédition du roman « Le livre de ma grand-mère » écrit par Féthiyé Cetin ( publié en 2004). Cette avocate des droits de lhomme et des minorités raconte le secret de toute une vie : être une grand-mère arménienne dans une famille turque. Cétait le secret de sa grand-mère Héranouche, décédée en 2000.
Entretien avec Mme Esther HEBOYAN :
Question 1 : Vous montrez avec talent lexistence de cette arménité qui a repris racine à Istanbul et qui, après lexil, est nostalgique de cette ville turque. Avant le génocide, les arméniens étaient déjà turcs et parlaient souvent mieux le turc que larménien. Dailleurs, vous utilisez des mots arméniens et des mots turcs, voire même de dialecte turco -arménien comme « Arman Astvadzis ! » qui signifie « Ah ! Mon dieu. » Finalement, on saperçoit que les ambiances familiales et les souvenirs denfances en Turquie après le génocide sont très proches des récits faits par des familles arméniennes venues en France immédiatement après le génocide. Finalement, quest-ce qui différencie une femme arménienne et une famille arménienne en Turquie, dune femme arménienne et une famille arménienne en France ?
Réponse dEsther HEBOYAN : Vaste question. Pour pouvoir y répondre, il faudrait prendre en compte quelques paramètres le niveau socio-économique, les possibilités de développement intellectuel, social et politique, les mentalités, les repères culturels, etc. Pour ce qui est de la langue, comme dans tout espace où coexistent plusieurs peuples, il y avait et il y a des interférences entre le turc et larménien. En Turquie, les Arméniens qui navaient pas accès aux institutions éducatives arméniennes parlaient effectivement mieux le turc que larménien.
Question 2 : Vous êtes née en Turquie dans une famille dorigine arménienne. Vous avez émigré en Allemagne puis en France avant de séjourner longuement aux Etats-Unis où, après plusieurs années, vous avez pleuré en entendant parler turc parce que vous avez réalisé que, faute de pratique, vous perdiez votre langue de naissance. Aujourdhui, vous êtes universitaire en France et notamment spécialiste de la littérature américaine. Vous faites des traductions douvrages turcs (Je pense à la traduction de Nedim Gürsel ). Vous parlez plusieurs langues mais pas larménien. Vous écrivez aussi des poèmes dans la revue « Neige daoût » sortie en octobre 2006. Vous avez dirigé un ouvrage « Exil à la frontière des langues » paru en 2001. Certains auteurs exilés choisissent de sexprimer dans la langue du pays daccueil. Dautres restent fidèles à leur langue. Pensez-vous que la langue soit un élément nécessaire à la survie de la culture arménienne et de larménité chez la diaspora en France?
E.H : Il faudrait corriger quelques informations qui circulent depuis peu sur le net et qui sont erronées. Non, je nai pas pleuré en entendant les gens parler le turc aux Etats-Unis, mais plutôt après avoir lu les nouvelles en français de Nedim Gürsel sur lexil qui bien entendu me renvoyaient à mon propre exil. Non, je nai pas perdu ma langue maternelle ; je parle arménien mais ma compétence est limitée. Quant à savoir si la survie dun peuple dépend de la pratique de sa langue A priori, on pourrait croire que oui. Cependant, il y a énormément dArméniens en France, en Suisse, en Allemagne et ailleurs, en Turquie même, qui ne parlent pas arménien mais qui se sentent arméniens, alors « Neige daoût » est une très belle revue dirigée par Camille Loivier ; le numéro doctobre 2006 contient quelques uns de mes poèmes.
Question 3 : Pensez-vous que les Editions bilingues soient un bon compromis entre lidentité culturelle et lédition dans le pays daccueil pour les auteurs faisant partie dune diaspora?
E.H : Cest une très belle trouvaille quil faudrait exploiter davantage.
Question 4 : Vous avez intitulé votre ouvrage « Les passagers dIstanbul ». Pouvez-vous nous parler du choix de ce terme « passager » pour évoquer larménité et lexil ?
E.H : Pour autant que je men souvienne, au début des années soixante Arméniens et Turcs dIstanbul se destinaient à partir sinstaller en Europe et ailleurs. Les entreprises ouest-allemandes surtout ont encouragé un mouvement de masse qui na finalement jamais cessé. Le terme « passagers » est un terme lyrique pour désigner des formes dexil.
Question 5: Vous avez participé à une uvre collective en écrivant une nouvelle sur Istanbul dans un recueil édité par les Editions Albiana. Il sagissait pour chaque auteur décrire une nouvelle située dans une ville. Pouvez-vous nous parler de cette expérience avec lEdition corse ?
E.H : François-Xavier Renucci mavait demandé de traduire une nouvelle de Nedim Gürsel. Par la suite, nous avons échangé des projets décriture ; notre collaboration est née de cette façon.
Question 6: Comme nous avons la chance davoir en vous une spécialiste de la littérature américaine, quelle est lévolution des goûts pour le polar et le roman noir aux Etats-Unis?
E.H : La littérature américaine est un domaine très varié et très fécond. Je nai pas suivi lévolution du polar américain. Il marrive de lire ou de relire les maîtres du genre Dashiell Hammett et Raymond Chandler dont japprécie lécriture minutieuse et le rythme nerveux
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