HISTOIRE CORSE, court récit de Guy de Maupassant.
Deux gendarmes auraient été assassinés ces jours derniers pendant quils conduisaient un prisonnier corse de Corte à Ajaccio. Or, chaque année, sur cette terre classique du banditisme, nous avons des gendarmes éventrés par les sauvages paysans de cette île, réfugiés dans la montagne à la suite de quelque vendetta. Le légendaire maquis cache en ce moment, daprès lappréciation de MM. les magistrats eux-mêmes, cent cinquante à deux cents vagabonds de cette nature qui vivent sur les sommets, dans les roches et les broussailles, nourris par la population, grâce à la terreur quils inspirent.
Je ne parlerai point des frères Bellacoscia dont la situation de bandits est presque officielle et qui occupent le Monte dOro, aux portes dAjaccio, sous le nez de lautorité. La Corse est un département français ; cela se passe donc en pleine patrie ; et personne ne sinquiète de ce défi jeté à la justice. Mais comme on a diversement envisagé les incursions de quelques bandits kroumirs, peuplade errante et barbare, sur la frontière presque indéterminée de nos possessions africaines !
Et voici quà propos de ce meurtre le souvenir me revient dun voyage en cette île magnifique et dune simple, toute simple, mais bien caractéristique aventure, où jai saisi lesprit même de cette race acharnée à la vengeance.
Je devais aller dAjaccio à Bastia, par la côte dabord, puis par lintérieur, en traversant la sauvage et aride vallée du Niolo, quon appelle là-bas la citadelle de la liberté, parce que, dans chaque invasion de lîle par les Génois, les Maures ou les Français, cest en ce lieu inabordable que les partisans corses se sont toujours réfugiés sans quon ait jamais pu les en chasser ni les y dompter.
Javais des lettres de recommandation pour la route, car les auberges mêmes sont encore inconnues sur cette terre, et il faut demander lhospitalité comme aux temps anciens.
Après avoir suivi dabord le golfe dAjaccio, un golfe immense, tellement entouré de hauts sommets quon dirait un lac, la route senfonçait bientôt dans une vallée, allant vers les montagnes. Souvent on traversait des torrents presque secs. Une apparence de ruisseau remuait encore dans les pierres ; on lentendait courir sans le voir. Le pays, inculte, semblait nu. Les rondeurs des monts prochains étaient couvertes de hautes herbes jaunies en cette saison brûlante. Parfois je rencontrais un habitant, soit à pied, soit monté sur un petit cheval maigre ; et tous portaient le fusil chargé sur le dos ; sans cesse prêts à tuer à la moindre apparence dinsulte.
Le mordant parfum des plantes aromatiques dont lîle est couverte emplissait lair, semblait lalourdir, le rendre palpable ; et la route allait, sélevant lentement, au milieu des grands replis des monts escarpés.
Quelquefois, sur les pentes rapides, japercevais quelque chose de gris, comme un amas de pierres tombées du sommet. Cétait un village, un petit village de granit, accroché là, cramponné, comme un vrai nid doiseau, presque invisible sur limmense montagne.
Au loin, des forêts de châtaigniers énormes semblaient des buissons, tant les vagues de la terre soulevée sont géantes en ce pays ; et les maquis, formés de chênes verts, de genévriers, darbousiers, de lentisques, dalaternes, de bruyères, de lauriers-tins, de myrtes et de buis, que relient entre eux, les mêlant comme des cheveux, les clématites enlaçantes, les fougères monstrueuses, les chèvrefeuilles, les cystes, les romarins, les lavandes, les ronces mettaient sur le dos des côtes dont japprochais une inextricable toison.
Et toujours, au-dessus de cette verdure rampante, les granits des hautes cimes, gris, roses ou bleuâtres, ont lair de sélancer jusquau ciel.
Javais emporté quelques provisions pour déjeuner, et je massis auprès dune de ces sources minces, fréquentes dans les pays montueux, fil grêle et rond deau claire et glacée qui sort du roc et coule au bout dune feuille disposée par un passant pour amener le courant menu jusquà sa bouche.
Au grand trot de mon cheval, une petite bête toujours frémissante, à lil furieux, aux crins hérissés, je contournai le vaste golfe de Sagone et je traversai Cargèse, le village grec fondé là par une colonie de fugitifs chassés de leur patrie. De grandes belles filles, aux reins élégants, aux mains longues, à la tête fine, singulièrement gracieuses, formaient un groupe près dune fontaine. Au compliment que je leur criai sans marrêter, elles répondirent dune voix chantante dans la langue harmonieuse du pays abandonné.
Après avoir traversé Piana, je pénétrai soudain dans une fantastique forêt de granit rose, une forêt de pics, de colonnes, de figures surprenantes, rongées par le temps, par la pluie, par les vents, par lécume salée de la mer.
Ces étranges rochers, hauts parfois de cent mètres, comme des obélisques, coiffés comme des champignons, ou découpés comme des plantes, ou tordus comme des troncs darbres, avec des aspects dêtres, dhommes prodigieux, danimaux, de monuments, de fontaines, des attitudes dhumanité pétrifiée, de peuple surnaturel emprisonné dans la pierre par le vouloir séculaire de quelque génie, formaient un immense labyrinthe de formes invraisemblables, rougeâtres ou grises avec des tons bleus. On y distinguait des lions accroupis, des moines debout dans leur robe tombante, des évêques, des diables effrayants, des oiseaux démesurés, des bêtes apocalyptiques, toute la ménagerie fantastique du rêve humain qui nous hante en nos cauchemars.
Peut-être nest-il par le monde rien de plus étrange que ces " Calanche " de Piana, rien de plus curieusement ouvragé par le hasard.
Et soudain, sortant de là, je découvris le golfe de Porto, ceint tout entier dune muraille sanglante de granit rouge reflétée dans la mer dazur.
Après avoir gravi péniblement le sinistre val dOta, jarrivais, au soir tombant, à Evisa, et je frappais à la porte de M. Paoli Calabretti, pour qui javais une lettre dami.
Cétait un homme de grande taille, un peu voûté, avec lair morne dun phtisique. Il me conduisit dans ma chambre, une triste chambre de pierre nue, mais belle pour ce pays à qui toute élégance reste étrangère, et il mexprimait en son langage, charabia corse, patois graillonnant, bouillie de français et ditalien, il mexprimait son plaisir à me recevoir, quand une voix claire linterrompit et une petite femme brune, avec de grands yeux noirs, une peau chaude de soleil, une taille mince, des dents toujours dehors dans un rire continu, sélança, me secoua la main : " Bonjour, Monsieur ! ça va bien ? " enleva mon chapeau, mon sac de voyage, rangea tout avec un seul bras, car elle portait lautre en écharpe, puis nous fit sortir vivement en disant à son mari : " Va promener Monsieur jusquau dîner. "
M. Calabretti se mit à marcher à mon côté, traînant ses pas et ses paroles, toussant fréquemment et répétant à chaque quinte : " Cest lair du val, qui est FRAÎCHE, qui mest tombé sur la poitrine. "
Il me guida par un sentier perdu sous des châtaigniers immenses. Soudain, il sarrêta, et, de son accent monotone : " Cest ici que mon cousin Jean Rinaldi fut tué par Mathieu Lori. Tenez, jétais là, tout près de Jean, quand Mathieu parut à dix pas de nous : " Jean, cria-t-il, ne va pas à Albertacce, ny va pas, Jean, ou je te tue, je te le dis. " Je pris le bras de Jean : " Ny va pas, Jean, il le ferait. " (Cétait pour une fille quils suivaient tous deux, Paulina Sinacoupi.) Mais Jean se mit à crier : " Jirai, Mathieu, ce nest pas toi qui mempêcheras. " Alors Mathieu abaissa son fusil avant que jeusse pu ajuster le mien, et il tira. Jean fit un grand saut de deux pieds, comme un enfant qui danse à la corde, oui, Monsieur, et il me retomba en plein sur le corps, si bien que mon fusil méchappa et roula jusquau gros châtaignier, là-bas. Jean avait la bouche grande ouverte, mais il ne dit pas un mot. Il était mort. "
Je regardais, stupéfait, le tranquille témoin de ce crime. Je demandai : " Et lassassin ? " Paoli Calabretti toussa longtemps, puis il reprit : " Il a gagné la montagne. Cest mon frère qui la tué, lan suivant. Vous savez bien, mon frère, Calabretti, le fameux bandit ? " Je balbutiai : " Votre frère ? Un bandit ? " Le Corse placide eut un éclair de fierté : " Oui, Monsieur, cétait un célèbre, celui-là ; il a mis à bas quatorze gendarmes. Il est mort avec Nicolas Morali, quand ils ont été cernés dans le Niolo, après six jours de lutte, et quils allaient périr de faim. " Il ajouta dun air résigné : " Cest le pays qui veut ça ", du même ton quil disait en parlant de sa phtisie : " Cest lair du val qui est fraîche. "
Le lendemain, pour me retenir, on avait organisé une partie de chasse, et une autre le jour suivant. Je courus les ravins avec les souples montagnards qui me racontaient sans cesse des aventures de bandits, de gendarmes égorgés, dinterminables vendettas durant jusquà lextermination dune race. Et souvent ils ajoutaient, comme mon hôte : " Cest le pays qui veut ça. "
Je restai là quatre jours, et la jeune Corse, un peu trop petite sans doute, mais charmante, mi-paysanne et moitié dame, me traita comme un frère, comme un intime et vieil ami.
Au moment de la quitter, je lattirai dans ma chambre, et tout en établissant minutieusement que je ne voulais point lui faire de cadeau, jinsistai, me fâchant même, pour lui envoyer de Paris, dès mon retour, un souvenir de mon passage.
Elle résista longtemps, ne voulant point accepter. Enfin, elle consentit. " Eh bien, dit-elle, envoyez-moi un petit revolver, un tout petit. " Jouvris de grands yeux. Elle ajouta plus bas, confidentiellement, comme on confie un doux et intime secret : " Cest pour tuer mon beau-frère. " Cette fois, je fus effaré. Alors elle déroula vivement les bandes qui enveloppaient le bras dont elle ne se servait point, et me montrant la chair ronde et blanche traversée de part en part dun coup de stylet presque cicatrisé : " Si je navais pas été aussi forte que lui, dit-elle, il maurait tuée. Mon mari nest pas jaloux, lui, il me connaît, et puis il est malade, vous savez, et ça lui calme le sang. Dailleurs, je suis une honnête femme, moi, Monsieur, mais mon beau-frère croit tout ce quon lui dit. Il est jaloux pour mon mari et il recommencera certainement. Alors, si javais un petit revolver, je serais sûre de le tuer. "
Je lui promis denvoyer larme, et jai tenu ma promesse. Jai fait graver sur la crosse : " Pour votre vengeance. "
1er décembre 1881

Si vous voulez découvrir le village" Evisa " dont parle Guy de Maupassant, nous vous conseillons darriver par Ajaccio
Arrivée en Corse par bateau au petit matin radieux et le parfum de lîle excite les narines, mélange inimitable deucalyptus, de mimosas, de citronniers, darbousiers, de myrtes, dimmortelles et autres senteurs dont les nez de Grasse ne pourront jamais sentir lhyménée sauvage dans lobscurité dune osmothèque Napoléon, dont on sait quil entretenait des rapports ambigus avec sa terre natale, évoquait ce " parfum, le cur remué, dans son exil à Saint Hélène. "
Avant de prendre la route vers Sagone, simpose une promenade vers les îles sanguinaires: " roches rouges sur une mer émeraude ". Vous pourrez approchez votre première tour génoise. Une soixantaine se dressent en sentinelles sur les rivages, depuis lépoque des Génois, colonisateurs de 1284 à 1768, après deux siècles doccupation pisanes. Elles ont été construites par lOffice de saint Georges , administrant la Corse au nom de la république de Gènes, pour protéger lîle contre les barbaresques dAfrique du Nord. Gènes tombant en décadence et malgré les efforts indépendantistes de pascal Paoli, la France se fait attribué la Corse par le traité de Versailles de 1768.
Ajaccio est une ville plus coloniale que provinciale. Elle soppose, en cela, à Bastia génoise et marchande, tournée vers lItalie. Quelques lieux de visites :
* Musée du Capitellu à Ajaccio : souvenirs de la famille OTTAVY. Un de ses descendant, érudit et passionné, commente la visite. On peut y voir un livre de 1537 décrivant la Corse et les Corses et les tableaux de nouveaux peintres ajacciens dont lartiste contemporain VELLUTINI mais aussi toutes sortes dobjets.
* La place Laetizia : petit jardin touffu sous les citronniers et les flamboyants ( arbres à fleurs rouges ).
* rue Bonaparte avec ses boutiques
* Lancien " carrughju drittu " , rue droite qui reliait la Citadelle au port dans toutes les cités généoises, et qui même sur la Place Foch bordée de palmiers et de restaurants.
* Le marché qui se tient tous les matins sauf le Lundi ( miel, charcuteries, viennoiseries et autres recettes corses au brocciu
* Rue du Cardinal Fesh , piétonne, avec la maison rose du n°43 et le palais-Musée Fesh avec les collections rassemblées par le demi-oncle de Napoléon ( et à peine son aîné). il y a des primitifs italiens aussi beaux que ceux du Louvre.
* Le cours Napoléon à lheure de lapéritif ( boissons : un " Cap " ou un " casa ")
Sur la route vers Porto, les " calanche " ( calanques ) de Piana : flirt corse entre mer et montagne. Maupassant délira sur ces rochers torturés " rougis par le temps et sanglants sous les derniers feux du crépuscule " où il voyait des moines en robe, des diables cornus et une ménagerie de cauchemar.
Un arrêt à Cargèse : blanche colonie de réfugiés grecs installés au 17ème siècle avec ses deux églises catholique et orthodoxe.
Détour sur la presquîle de Girolata : classée merveille du monde par lUnesco avec ses falaises de porphyre plongeant dans leau dun bleu violent du Golfe de porto Le coucher de soleil va bien au Golfe de Porto et au chaos grandiose des " Calanche " de Piana.
Porto, avec son coucher de soleil. Et puis vous prenez la route vers le Col de vergiu qui vous conduit à Evisa : situé à la lisière de la forêt dAïtone. Cest un village typiquement corse, souche de nombreux Ceccaldi. Plus haut, vers Calacuccia, le Col de Vergiu est le départ de nombreuses excursions vers la Corse des montagnes et des lacs, comme le Lac de Melu, le lac de Ninu
Evisa offre un séjour idéal pour profiter de la mer et de la montagne. Vous y trouverez des produits corses de qualité et vous rencontrerez sur la route les animaux élevés en liberté au milieu de forêts de châtaigniers. Et, à quelques kilomètres, le Monté Cinto culmine à 2706 m. Cest la plus haute montage corse avant le Monté dOro, 2389 m.
Deux gendarmes auraient été assassinés ces jours derniers pendant quils conduisaient un prisonnier corse de Corte à Ajaccio. Or, chaque année, sur cette terre classique du banditisme, nous avons des gendarmes éventrés par les sauvages paysans de cette île, réfugiés dans la montagne à la suite de quelque vendetta. Le légendaire maquis cache en ce moment, daprès lappréciation de MM. les magistrats eux-mêmes, cent cinquante à deux cents vagabonds de cette nature qui vivent sur les sommets, dans les roches et les broussailles, nourris par la population, grâce à la terreur quils inspirent.
Je ne parlerai point des frères Bellacoscia dont la situation de bandits est presque officielle et qui occupent le Monte dOro, aux portes dAjaccio, sous le nez de lautorité. La Corse est un département français ; cela se passe donc en pleine patrie ; et personne ne sinquiète de ce défi jeté à la justice. Mais comme on a diversement envisagé les incursions de quelques bandits kroumirs, peuplade errante et barbare, sur la frontière presque indéterminée de nos possessions africaines !
Et voici quà propos de ce meurtre le souvenir me revient dun voyage en cette île magnifique et dune simple, toute simple, mais bien caractéristique aventure, où jai saisi lesprit même de cette race acharnée à la vengeance.
Je devais aller dAjaccio à Bastia, par la côte dabord, puis par lintérieur, en traversant la sauvage et aride vallée du Niolo, quon appelle là-bas la citadelle de la liberté, parce que, dans chaque invasion de lîle par les Génois, les Maures ou les Français, cest en ce lieu inabordable que les partisans corses se sont toujours réfugiés sans quon ait jamais pu les en chasser ni les y dompter.
Javais des lettres de recommandation pour la route, car les auberges mêmes sont encore inconnues sur cette terre, et il faut demander lhospitalité comme aux temps anciens.
Après avoir suivi dabord le golfe dAjaccio, un golfe immense, tellement entouré de hauts sommets quon dirait un lac, la route senfonçait bientôt dans une vallée, allant vers les montagnes. Souvent on traversait des torrents presque secs. Une apparence de ruisseau remuait encore dans les pierres ; on lentendait courir sans le voir. Le pays, inculte, semblait nu. Les rondeurs des monts prochains étaient couvertes de hautes herbes jaunies en cette saison brûlante. Parfois je rencontrais un habitant, soit à pied, soit monté sur un petit cheval maigre ; et tous portaient le fusil chargé sur le dos ; sans cesse prêts à tuer à la moindre apparence dinsulte.
Le mordant parfum des plantes aromatiques dont lîle est couverte emplissait lair, semblait lalourdir, le rendre palpable ; et la route allait, sélevant lentement, au milieu des grands replis des monts escarpés.
Quelquefois, sur les pentes rapides, japercevais quelque chose de gris, comme un amas de pierres tombées du sommet. Cétait un village, un petit village de granit, accroché là, cramponné, comme un vrai nid doiseau, presque invisible sur limmense montagne.
Au loin, des forêts de châtaigniers énormes semblaient des buissons, tant les vagues de la terre soulevée sont géantes en ce pays ; et les maquis, formés de chênes verts, de genévriers, darbousiers, de lentisques, dalaternes, de bruyères, de lauriers-tins, de myrtes et de buis, que relient entre eux, les mêlant comme des cheveux, les clématites enlaçantes, les fougères monstrueuses, les chèvrefeuilles, les cystes, les romarins, les lavandes, les ronces mettaient sur le dos des côtes dont japprochais une inextricable toison.
Et toujours, au-dessus de cette verdure rampante, les granits des hautes cimes, gris, roses ou bleuâtres, ont lair de sélancer jusquau ciel.
Javais emporté quelques provisions pour déjeuner, et je massis auprès dune de ces sources minces, fréquentes dans les pays montueux, fil grêle et rond deau claire et glacée qui sort du roc et coule au bout dune feuille disposée par un passant pour amener le courant menu jusquà sa bouche.
Au grand trot de mon cheval, une petite bête toujours frémissante, à lil furieux, aux crins hérissés, je contournai le vaste golfe de Sagone et je traversai Cargèse, le village grec fondé là par une colonie de fugitifs chassés de leur patrie. De grandes belles filles, aux reins élégants, aux mains longues, à la tête fine, singulièrement gracieuses, formaient un groupe près dune fontaine. Au compliment que je leur criai sans marrêter, elles répondirent dune voix chantante dans la langue harmonieuse du pays abandonné.
Après avoir traversé Piana, je pénétrai soudain dans une fantastique forêt de granit rose, une forêt de pics, de colonnes, de figures surprenantes, rongées par le temps, par la pluie, par les vents, par lécume salée de la mer.
Ces étranges rochers, hauts parfois de cent mètres, comme des obélisques, coiffés comme des champignons, ou découpés comme des plantes, ou tordus comme des troncs darbres, avec des aspects dêtres, dhommes prodigieux, danimaux, de monuments, de fontaines, des attitudes dhumanité pétrifiée, de peuple surnaturel emprisonné dans la pierre par le vouloir séculaire de quelque génie, formaient un immense labyrinthe de formes invraisemblables, rougeâtres ou grises avec des tons bleus. On y distinguait des lions accroupis, des moines debout dans leur robe tombante, des évêques, des diables effrayants, des oiseaux démesurés, des bêtes apocalyptiques, toute la ménagerie fantastique du rêve humain qui nous hante en nos cauchemars.
Peut-être nest-il par le monde rien de plus étrange que ces " Calanche " de Piana, rien de plus curieusement ouvragé par le hasard.
Et soudain, sortant de là, je découvris le golfe de Porto, ceint tout entier dune muraille sanglante de granit rouge reflétée dans la mer dazur.
Après avoir gravi péniblement le sinistre val dOta, jarrivais, au soir tombant, à Evisa, et je frappais à la porte de M. Paoli Calabretti, pour qui javais une lettre dami.
Cétait un homme de grande taille, un peu voûté, avec lair morne dun phtisique. Il me conduisit dans ma chambre, une triste chambre de pierre nue, mais belle pour ce pays à qui toute élégance reste étrangère, et il mexprimait en son langage, charabia corse, patois graillonnant, bouillie de français et ditalien, il mexprimait son plaisir à me recevoir, quand une voix claire linterrompit et une petite femme brune, avec de grands yeux noirs, une peau chaude de soleil, une taille mince, des dents toujours dehors dans un rire continu, sélança, me secoua la main : " Bonjour, Monsieur ! ça va bien ? " enleva mon chapeau, mon sac de voyage, rangea tout avec un seul bras, car elle portait lautre en écharpe, puis nous fit sortir vivement en disant à son mari : " Va promener Monsieur jusquau dîner. "
M. Calabretti se mit à marcher à mon côté, traînant ses pas et ses paroles, toussant fréquemment et répétant à chaque quinte : " Cest lair du val, qui est FRAÎCHE, qui mest tombé sur la poitrine. "
Il me guida par un sentier perdu sous des châtaigniers immenses. Soudain, il sarrêta, et, de son accent monotone : " Cest ici que mon cousin Jean Rinaldi fut tué par Mathieu Lori. Tenez, jétais là, tout près de Jean, quand Mathieu parut à dix pas de nous : " Jean, cria-t-il, ne va pas à Albertacce, ny va pas, Jean, ou je te tue, je te le dis. " Je pris le bras de Jean : " Ny va pas, Jean, il le ferait. " (Cétait pour une fille quils suivaient tous deux, Paulina Sinacoupi.) Mais Jean se mit à crier : " Jirai, Mathieu, ce nest pas toi qui mempêcheras. " Alors Mathieu abaissa son fusil avant que jeusse pu ajuster le mien, et il tira. Jean fit un grand saut de deux pieds, comme un enfant qui danse à la corde, oui, Monsieur, et il me retomba en plein sur le corps, si bien que mon fusil méchappa et roula jusquau gros châtaignier, là-bas. Jean avait la bouche grande ouverte, mais il ne dit pas un mot. Il était mort. "
Je regardais, stupéfait, le tranquille témoin de ce crime. Je demandai : " Et lassassin ? " Paoli Calabretti toussa longtemps, puis il reprit : " Il a gagné la montagne. Cest mon frère qui la tué, lan suivant. Vous savez bien, mon frère, Calabretti, le fameux bandit ? " Je balbutiai : " Votre frère ? Un bandit ? " Le Corse placide eut un éclair de fierté : " Oui, Monsieur, cétait un célèbre, celui-là ; il a mis à bas quatorze gendarmes. Il est mort avec Nicolas Morali, quand ils ont été cernés dans le Niolo, après six jours de lutte, et quils allaient périr de faim. " Il ajouta dun air résigné : " Cest le pays qui veut ça ", du même ton quil disait en parlant de sa phtisie : " Cest lair du val qui est fraîche. "
Le lendemain, pour me retenir, on avait organisé une partie de chasse, et une autre le jour suivant. Je courus les ravins avec les souples montagnards qui me racontaient sans cesse des aventures de bandits, de gendarmes égorgés, dinterminables vendettas durant jusquà lextermination dune race. Et souvent ils ajoutaient, comme mon hôte : " Cest le pays qui veut ça. "
Je restai là quatre jours, et la jeune Corse, un peu trop petite sans doute, mais charmante, mi-paysanne et moitié dame, me traita comme un frère, comme un intime et vieil ami.
Au moment de la quitter, je lattirai dans ma chambre, et tout en établissant minutieusement que je ne voulais point lui faire de cadeau, jinsistai, me fâchant même, pour lui envoyer de Paris, dès mon retour, un souvenir de mon passage.
Elle résista longtemps, ne voulant point accepter. Enfin, elle consentit. " Eh bien, dit-elle, envoyez-moi un petit revolver, un tout petit. " Jouvris de grands yeux. Elle ajouta plus bas, confidentiellement, comme on confie un doux et intime secret : " Cest pour tuer mon beau-frère. " Cette fois, je fus effaré. Alors elle déroula vivement les bandes qui enveloppaient le bras dont elle ne se servait point, et me montrant la chair ronde et blanche traversée de part en part dun coup de stylet presque cicatrisé : " Si je navais pas été aussi forte que lui, dit-elle, il maurait tuée. Mon mari nest pas jaloux, lui, il me connaît, et puis il est malade, vous savez, et ça lui calme le sang. Dailleurs, je suis une honnête femme, moi, Monsieur, mais mon beau-frère croit tout ce quon lui dit. Il est jaloux pour mon mari et il recommencera certainement. Alors, si javais un petit revolver, je serais sûre de le tuer. "
Je lui promis denvoyer larme, et jai tenu ma promesse. Jai fait graver sur la crosse : " Pour votre vengeance. "
1er décembre 1881

Si vous voulez découvrir le village" Evisa " dont parle Guy de Maupassant, nous vous conseillons darriver par Ajaccio
Arrivée en Corse par bateau au petit matin radieux et le parfum de lîle excite les narines, mélange inimitable deucalyptus, de mimosas, de citronniers, darbousiers, de myrtes, dimmortelles et autres senteurs dont les nez de Grasse ne pourront jamais sentir lhyménée sauvage dans lobscurité dune osmothèque Napoléon, dont on sait quil entretenait des rapports ambigus avec sa terre natale, évoquait ce " parfum, le cur remué, dans son exil à Saint Hélène. "
Avant de prendre la route vers Sagone, simpose une promenade vers les îles sanguinaires: " roches rouges sur une mer émeraude ". Vous pourrez approchez votre première tour génoise. Une soixantaine se dressent en sentinelles sur les rivages, depuis lépoque des Génois, colonisateurs de 1284 à 1768, après deux siècles doccupation pisanes. Elles ont été construites par lOffice de saint Georges , administrant la Corse au nom de la république de Gènes, pour protéger lîle contre les barbaresques dAfrique du Nord. Gènes tombant en décadence et malgré les efforts indépendantistes de pascal Paoli, la France se fait attribué la Corse par le traité de Versailles de 1768.
Ajaccio est une ville plus coloniale que provinciale. Elle soppose, en cela, à Bastia génoise et marchande, tournée vers lItalie. Quelques lieux de visites :
* Musée du Capitellu à Ajaccio : souvenirs de la famille OTTAVY. Un de ses descendant, érudit et passionné, commente la visite. On peut y voir un livre de 1537 décrivant la Corse et les Corses et les tableaux de nouveaux peintres ajacciens dont lartiste contemporain VELLUTINI mais aussi toutes sortes dobjets.
* La place Laetizia : petit jardin touffu sous les citronniers et les flamboyants ( arbres à fleurs rouges ).
* rue Bonaparte avec ses boutiques
* Lancien " carrughju drittu " , rue droite qui reliait la Citadelle au port dans toutes les cités généoises, et qui même sur la Place Foch bordée de palmiers et de restaurants.
* Le marché qui se tient tous les matins sauf le Lundi ( miel, charcuteries, viennoiseries et autres recettes corses au brocciu
* Rue du Cardinal Fesh , piétonne, avec la maison rose du n°43 et le palais-Musée Fesh avec les collections rassemblées par le demi-oncle de Napoléon ( et à peine son aîné). il y a des primitifs italiens aussi beaux que ceux du Louvre.
* Le cours Napoléon à lheure de lapéritif ( boissons : un " Cap " ou un " casa ")
Sur la route vers Porto, les " calanche " ( calanques ) de Piana : flirt corse entre mer et montagne. Maupassant délira sur ces rochers torturés " rougis par le temps et sanglants sous les derniers feux du crépuscule " où il voyait des moines en robe, des diables cornus et une ménagerie de cauchemar.
Un arrêt à Cargèse : blanche colonie de réfugiés grecs installés au 17ème siècle avec ses deux églises catholique et orthodoxe.
Détour sur la presquîle de Girolata : classée merveille du monde par lUnesco avec ses falaises de porphyre plongeant dans leau dun bleu violent du Golfe de porto Le coucher de soleil va bien au Golfe de Porto et au chaos grandiose des " Calanche " de Piana.
Porto, avec son coucher de soleil. Et puis vous prenez la route vers le Col de vergiu qui vous conduit à Evisa : situé à la lisière de la forêt dAïtone. Cest un village typiquement corse, souche de nombreux Ceccaldi. Plus haut, vers Calacuccia, le Col de Vergiu est le départ de nombreuses excursions vers la Corse des montagnes et des lacs, comme le Lac de Melu, le lac de Ninu
Evisa offre un séjour idéal pour profiter de la mer et de la montagne. Vous y trouverez des produits corses de qualité et vous rencontrerez sur la route les animaux élevés en liberté au milieu de forêts de châtaigniers. Et, à quelques kilomètres, le Monté Cinto culmine à 2706 m. Cest la plus haute montage corse avant le Monté dOro, 2389 m.
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