• Après son roman fleuve L’Ultimu, Jean-Pierre Santini vient de publier un récit court qui est une sorte de pierre de Rosette dans son œuvre militante et littéraire. «Commando FNLC» est peut-être l’épilogue de L’Ultimu. Dans ce nouvel opus, trois personnages principaux traversent l’histoire nationaliste corse ; trois personnages dont on peut retrouver des linéaments dans d’autres livres de Jean-Pierre Santini. Le choix du récit romancé et les thèmes abordés sont, à notre sens, dans le prolongement de quatre précédents romans : Corsica clandestina,  Isula blues, Nimu   et  L’Ultimu.

     

    commandoFNLC

    La quatrième page de couverture présente « Commando FNLC » comme suit :  

    «Trois membres d'un commando FLNC traversent l'histoire contem- poraine du mouvement national qui fut porté à l'origine par l'idéal patriotique avant de naufrager dans les dérives affairistes et mafieuses.

    Paul Monti en savait assez. L'avenir devenait prévisible. Il pensa que c'en était fini du peuple corse même si personne n'entendait sonner le glas et que les artistes prospéraient sur cette fin de monde. On mourait en beauté. Et c'était déjà ça. »

    Seul Paul Monti est cité. Il se dit « inhumain parce que trop humain », une formule qui fait écho à l’aphorisme « Humain, trop humain »(ou Choses humaines, trop humaines, Un livre pour esprits libresqui est l’œuvre du philosophe Friedrich Nietzsche). Paul Monti accepte son rôle collectif dans le parc humain, mais il refuse « d’entrer par sa progéniture dans le maelstrom humain » (On pense au « parc humain » de Peter Sloterdjik : un parc humain, inhumain, trop humain). « A tout prendre, il avait choisi celui (le rôle) du personnage modeste, désintéressé, offrant au collectif tout ce dont il était capable, à l’exclusion d’une descendance qu’il refusait d’engendrer », précise-t-il. Paul Monti ne veut donner à l’humanité qu’une vie : la sienne. Il ne veut pas se reproduire, proliférer et prospérer dans une fin du monde corse, sachant que « le naturel prend toujours le pas sur le culturel ». Face à une société individualiste et corrompue, il joue son rôle collectif. Il n’est pas étranger au monde, mais tout lui est étranger d’un monde qui se vend au lieu de se donner. Dans la société corse gagné par le consumérisme, il s’efforce de passer inaperçu et ne s’attache à personne. « Le jeu de rôle lui convenait dès lors que la vie se réduisait à un jeu et à un rôle ». Cette phrase renvoie à un extrait de L’Ultimu : « Ainsi, l’homme et les sociétés humaines ne seraient que le jouet du destin - pas du destin grec ou latin, glorieux, humain, mais d'un cénacle de Dieux Technocrates qui ont inventés l'écriture et, bien avant cela, créé l'espèce humaine pour en jouer, appliquer, regarder se réaliser sous leurs yeux le programme prévu par eux pour les hommes… »  On mesure alors le fatalisme de Pierre Monti qui se détache de l’histoire du monde car « à vouloir embrasser toute l’humanité, on en oublie parfois l’humain ».

    Les deux autres personnages représentent deux mondes qui se côtoient dans le mouvement nationaliste. Dume Capretti est un militant très actif à qui l’on a confié la logistique des opérations. De condition modeste et illettré, il profite des opérations pour commettre quelques rapines et améliorer son ordinaire en revendant ses prises de guerre : une mauvaise habitude acceptée par le mouvement et  qui se répandra comme la gangrène en attirant par la suite des voyous dans la clandestinité politique. Ghjuvan Santu Palazzu est né sous une bonne étoile. Il est riche et cultivé. Etudiant en droit, il se destine au Barreau, considéré comme le tremplin d’une carrière politique. Il a pour modèle Maître Jean Mathieu Tagliamonti, élu à l’assemblée territoriale de Corse.

    Paul Monti, homme de gauche, vit, de l’intérieur, l’évolution criminelle et affairiste du mouvement nationaliste. Membre d’un commando FNLC, il observe ses deux acolytes. Il décèle, chez eux et les chefs clandestins, les ferments de dérives à venir avant d’assister à la perte des repères politiques et moraux qui ont conduit le FNLC à son éclatement.

    Comme l’a écrit Montaigne : « Nous sommes tous de lopins, et d'une contexture si informe et diverse, que chaque pièce, chaque moment, fait son jeu… » Chaque humain est fait de morceaux qu’il tente de réunir pour vivre entier. L’auteur raconte des lopins de vie dans une mise en abime du mouvement nationaliste éclaté. Il ne s’agit pas d’un récit simplement historique car le roman est un genre ouvrant d’autres horizons que ceux d’un simple constat. Jean-Pierre Santini le sait bien. Il raconte ce qu’il a perçu, ressenti et pensé. Ensuite le lecteur aura son point de vue en fonction de son niveau de lecture, de sa connaissance de l’histoire et de son vécu, c’est-à-dire de ses propres « lopins » et de sa propre « texture ».

    On peut jouer à mettre des identités sur les autres personnages du roman et c’est facile lorsque leurs noms ou leurs histoires sont proches de personnes qui ont fait l’actualité. Parmi elles, certaines sont en prison et d’autres ont été assassinées. En ce qui concerne le chef du FNLC incarcéré et le milieu toulonnais, nous vous renvoyons au livre « Les parrains corses » écrit par Jacques Follorou et Vincent Nouzille. Toutefois ce n’est pas l’essentiel de ce roman dans lequel chaque personnage joue son rôle. Parmi les rêveurs de mondes nouveaux qui négligent toujours les archaïsmes du pouvoir et de la cupidité, comme tant d’autres, Paul Monti avait cru possible l’édification d’une société corse libre, juste et fraternelle.

    A le lire, figure historique du nationalisme corse contemporain, Jean-Pierre Santini regrette les dérives et turpitudes d’un mouvement auquel il a consacré loyalement sa vie. Affairisme, clanisme, clientélisme, intégration au Système... autant de maux qui rongent la Corse. L’auteur analyse le monde nationaliste et ce qui a détourné les militants d’un idéal national et social né dans les années 1970. Il le fait à travers un roman qui permet une approche plus intime des personnages réels ou imaginés. Il s’agit avant tout d’une aventure humaine et forcément tragique.

    Paul Monti s’accroche, avec lucidité, à son rêve nationaliste.  « Mais il vivait ce désenchantement comme une histoire d’amour. Il ne se résignait pas au point final. Un rêve flottait encore dans sa tête ». Ses désillusions et sa lassitude n’en sont pas venues à bout. Ce n’est donc pas un reniement mais une réaffirmation de convictions profondes qui ont été perdues de vue par d’autres. Dans la théorie des trois formes de la LLN (lutte de Libération Nationale), Monti  reconnaît l’utilité de la lutte armée clandestine mais rappelle l’importance de la lutte de masse (manifestation de rue, mobilisation populaire) et de la lutte institutionnelle (élections, contre-pouvoirs associatifs et syndicaux). Il pense que « le fusil ne doit pas commander au politique ». Dépassé la soixantaine, le militant de la première heure ne se sent plus concerné par le cercle d’une clandestinité qui devient un jeu, voire même un cirque où la cagoule peut, par dérision, être remplacée par un masque de clown.  Partisan d’une « Cunsulta Naziunale », assemblée provisoire constituée par les votes d’électeurs volontaires, il ne peut qu’assister à l’échec de ce projet et à une confrontation fratricide née de scissions au sein du FNLC.

    Le fond historique de ce roman ne le rend pas ennuyeux. Sans doute,  Jean-Pierre Santini a-t-il voulu, par ce récit court, écrire moins pour en dire davantage, sans s’étaler et sans trop discourir.  Comme ses autres romans, « Commando FNLC » est bien écrit avec quelques formules bien pensées, comme: « La passion des vivants n’intéresse plus les morts ». Elle est  à méditer comme l’est la fin du peuple corse, prévisible pour le militant nationaliste désabusé

     « Alors si nous ne somme pas mort, j'ai du mal à croire que nous sommes bel et bien vivants », a commenté  un lecteur corse de l’Ultimu sur un réseau social, citant auparavant son père qui disait : « Rien n'est définitif, pas même la mort du peuple corse, Ò corse inachevée ! ».

    Jean-Pierre Santini pousse le lecteur à une profonde réflexion sur le passé, le présent et l’avenir de la Corse : une écriture salutaire qui suggère, sans la formuler, une rédemption collective nécessaire. Le ton n'est pas moraliste. Il ne prêche pas mais, plutôt que de condamner individuellement, il montre l’impasse dans laquelle, à son sens, le peuple corse « résiduel » (60% de la population insulaire n’est pas d’origine corse) a été amené. Cela implique une responsabilité forcément collective. Son point de vue est celui d’un militant nationaliste avec ses nombreuses années de militantisme mais aussi celui d’un intellectuel impliqué dans des actions culturelles en Corse.  

    « Commando FNLC » est, à notre sens, une histoire d’amour patriotiquePaul Monti pense que c’en est fini du peuple corse, même si personne n’entendait le glas et que les artistes prospéraient en cette fin du monde. On mourait en beauté. Et c’était déjà ça ». C’est sur cette belle fin qu’on referme le livre. Nous conseillons à ceux qui ne l’auraient pas fait, de prendre le temps de lire, dans la foulée,  L’Ultimu.

     

    Commando FLNC, ISBN 978-2-9165-8505-5, est disponible à l'adresse suivante, contre un chèque de 13 € (12€+1€ de frais d'envoi) à l'ordre de "A Fior di Carta".

    A FIOR DI CARTA Hameau Casanova 20228 BARRETTALI

    On le trouve aussi dans bon nombre de librairies en Corse et notamment :

    Bastia : Point de rencontre et Librairie des deux mondes

    Ajaccio : Librairie La Marge.

     

     

    Yahoo!

  • homeHome, de Toni Morrison, prix Nobel de littérature en 1993

    Traduit de l'Anglais (Etats Unis) par Christine Lafferière - Août 2012

    L’auteure est célèbre. Ce roman n’a pas manqué de promotion et d’articles élogieux, nous avons voulu pourtant à notre tour  le présenter à ceux qui ne l’aurait pas lu. Le récit est court mais dense. Il n’est pas linéaire et laisse toute sa place au lecteur. Tout est suggéré de façon habile et dans un style épuré ne gardant que  le choc des mots et la musique des phrases. On accompagne deux destins brisés au fur et à mesure que leurs secrets se dévoilent. C’est aussi une histoire de rédemption pour l’anti-héro et de deuxième naissance pour sa sœur Cee (diminutif d’Ycidra).

    Toni Morrison explique qu'elle "travaille consciemment et énormément à cela : écrire moins et dire davantage. Ne pas écrire deux pages quand une phrase peut tout contenir. C'est bien plus difficile que de s'étaler. Et c'est ce que je veux désormais. C'est à la fois une envie et une nécessité - j'ai 81 ans, il faut que je fasse vite, donc que j'écrive court!" (Télérama, août 2012).

    Elle ne cède donc pas à la tentation de trop en dire et traite, sans trop en faire et sans discourir, de grands sujets. En quelques lignes, ses personnages existent.

    De retour de la guerre de Corée, le soldat Franck Money s’échappe d’un asile psychiatrique où sont envoyés les vétérans post-traumatisés. Il doit vivre avec ses fantômes. Il veut rentrer chez lui à Lotus, un coin perdu en Géorgie, état du Sud des Etats-Unis.  « Lotus, Géorgie, est le pire endroit du monde, pire que n’importe quel champ de bataille. Au moins, sur le champ de bataille, il y a un but, de l’excitation, de l’audace et une chance de gagner en même temps que plusieurs chances de perdre. La mort est une chose sûre, mais la vie est tout aussi certaine. Le problème, c’est qu’on ne peut pas savoir à l’avance. A Lotus, vous saviez bel et bien à l’avance puisqu’il n’y avait pas d’avenir, rien que de longues heures à passer à tuer le temps… » (extrait du journal intime de Franck, page 89, chapitre 7). On comprend pourquoi sa sœur Cee a suivi le premier amoureux venu jusqu’à Atlanta, capitale de l’Etat. Franck et sa soeur ont des histoires tragiques. Averti que sa frangine est très malade, il va la récupérer et la sort des griffes d’un médecin dément. Tous les deux se retrouvent dans la maison familiale remplie par des souvenirs.

    Même si l’auteure ne le dit pas, les deux personnages principaux sont des Noirs dans les Etats-Unis des années 50. Tous les indices, subtilement glissés dans le récit, nous sollicitent et donc nous font mieux pénétrer l’époque, les personnages, les situations en donnant à certaines scènes poignantes toute leur force.

    Pour l’anecdote, le Negro Motorist Green Book de Victor H. Green est un répertorie des restaurants et des hôtels accueillant les noirs dans différents états d’une Amérique à la veille de la lutte pour les droits civiques. Nous avons relevé l’évocation de « Menaces dans la nuit », un film réalisé en 1951. Victime du maccartisme, son réalisateur, John Berry, dut s’exiler en France. On peut citer aussi cette pièce de théâtre « L’Affaire Morrisson » écrite par le dramaturge et scénariste Albert Maltz (1908-1985). Elle n’a jamais été jouée car son auteur fut l’un des « dix d’Hollywood » accusés d’être communistes et condamnés en 1950. Et puis si vous voulez la musique des personnages, écoutez Skylard de Ray Charles ou bien Don’t Fence Me In de Bing Crosby.

    La 4ème page de couverture reprend deux extraits d’articles de presse dont celui du New York Times : « Ce petit roman est une sorte de pierre de Rosette de l'oeuvre de Toni Morrison. Il contient en essence tous les thèmes qui ont toujours alimenté son écriture. Home est empreint d'une petite musique feutrée semblable à celle d'un quatuor, l'accord parfait entre pur naturalisme et fable. » Si nous n’avez pas lu cette auteure, Home est le roman par lequel vous pouvez commencer.

    tonimorrison1Présentation de l’auteure : Toni Morrison (de son vrai nom Chloe Anthony Wofford) est née en 1931 à Lorain (Ohio) dans une famille ouvrière de quatre enfants. Après des études de lettres et une thèse sur le thème du suicide dans l’œuvre de William Faulkner et de Virginia Woolf, elle fait une carrière de professeur aux universités de Texas Southern, Howard, Yale et Princeton. Après avoir travaillé comme éditrice chez Random House, elle obtient en 1988 le prix Pulitzer avec Beloved (dont l'édition française remonte à 1989 et a fait connaître Toni Morrison en France). Le prix Nobel de littérature lui est décerné en 1993. Aujourd’hui retraitée de l’université, Toni Morrison a toujours eu le souci de s’entourer d’artistes contemporains - musiciens, plasticiens, metteurs en scène - avec qui elle a régulièrement collaboré. En septembre 2011, elle a ainsi présenté l’adaptation de son Desdemona par Peter Sellars au théâtre des Amandiers de Nanterre. « Home » est son dixième roman. Elle est venue en France en 2012 à l’occasion du festival AMERICA dont elle était l’invitée d’honneur. A cette occasion un article de Libération disait : « Toni Morrison a entrepris de rendre aux Afro-Américains leur passé, leur mémoire, et pas seulement celle de leur souffrance, s'attachant, en archéologue pionnière, à célébrer la richesse d'une histoire d'avant les droits civiques. La langue qu'elle travaille est imprégnée de rythmes, de références aussi bien orales que savantes, sa narration, puissante, lyrique, est d'ordre musical ce que vient rappeler son roman Jazz. Elle fait appel à un fonds collectif de mythes et de stéréotypes, à ce creuset où l’on a annihilé l'identité noire qu'elle entend reconstruire en lui rendant justice.

    Yahoo!





    Suivre le flux RSS des articles
    Suivre le flux RSS des commentaires