• carriresnoires

    Le titre évoque les carrières labyrinthiques  de Lezennes. Nous sommes dans la région lilloise. Le commandant Léoni n’apparaît qu’à la quatre-vingt-onzième page. On comprend auparavant que le récit cache un jeu de l’oie (et de loi) aussi labyrinthique que les carrières et qui va peu à peu, de case en case, nous conduire au cœur d’une affaire criminelle complexe. Un premier personnage nous fait descendre dans ce lieu souterrain dont il a fait à la fois son royaume et le ventre de sa mère, cette mère qui, toute sa vie, lui a voué une haine viscérale parce qu’il ressemble à son père qui les a abandonnés. Dans ce qui est devenu sa taupinière baptisée « Invectus », l’orphelin névrosé a enterré sa génitrice et tient son journal intime. Nous remontons à la surface pour faire la connaissance d’un trio de femmes d’âges murs (mais pas trop) qui veulent bien faire des ménages rémunérés mais refusent chacune à sa manière d’être la boniche d’un homme, un club de féministes pas tentées par l’esclavage conjugal. Une retraite dorée au bord de l’eau est leur rêve commun. Elles ont scellé leurs vies en un avenir commun. Bien sûr, il y a une meneuse et c’est elle qui va les entraîner dans un cambriolage aux conséquences inattendues. Cette dernière travaille chez une vieille sénatrice milliardaire, tout aussi féministe mais à sa façon dure et cynique, dans le genre rouleau-compresseur de tout ce qui se met en travers de sa route. Elle a héritée d’un mari richissime. Ce n’est pas la victime idéale mais plutôt une intrigante, maître-chanteur (au chanteuse pour les féministes qui me liraient), assoiffée de pouvoir occulte ou au grand jour. Elle s’est mis dans la tête de faire d’un de ses neveux  le locataire de l’Elysée. Le neveu a gagné son cœur de pierre parce qu’il est aussi pervers qu’elle ( et peut-être davantage). Elle utilise de père en fils un factotum qui joue les détectives et doit commettre dans son ombre ses mauvais coups.

    Les pions sont posés, Léoni peut apparaître : un Léoni nouveau et fraîchement veuf, dont la famille se compose d’une fillette et d’une de ces grand-mères corses qui ont construit le matriarcat sur l’île, sans oublier l’ami fidèle prêt à franchir la mer si besoin est. Toutefois le nouveau Léoni qui veut raccrocher son étoile de chérif lillois ne cache pas longtemps l’ancien. Son équipe a su l’attirer dans la cité des carrières pour qu’il reprenne la sienne… Chasse le naturel, il revient au galop ! Leoni est un flic humaniste, plus près de ses coéquipiers que de la hiérarchie policière. On sent en lui plus le mouflon corse (u muvrone)  que le mouton de Panurge. Souvent il se fie à son instinct aiguisé par des années de police judiciaire. Il utilise plus volontiers ses méninges que son flingue. Il bénéficie de la tendresse de son inventrice et c’est un atout majeur pour en faire un héros attachant.

    elena_piacentiniPrésentation du roman par l’éditeur : « Leoni n’est plus commandant de police, il est retourné en Corse après la mort brutale de sa compagne. Un soir, à Lille où il est venu régler une dernière affaire personnelle, il découvre le corps sans vie d’une ancienne sénatrice influente, tante d’un futur candidat à la présidentielle. Malgré l’insistance d’Éliane Ducatel, médecin légiste, son remplaçant rechigne à ouvrir une enquête qui pourrait être gênante pour la carrière du neveu, et pour la sienne. Alors, le Corse et la légiste se lancent sur la piste de leur instinct, laquelle croise un trio de vieilles filles, un politicien en campagne, beaucoup de mal-aimés et une fouine. Mobilisés par la disparition de deux enfants, les membres de la PJ tentent malgré tout d’aider Leoni, qu’ils considèrent toujours comme leur patron. Mais les deux affaires se ramifient, se croisent et s’enfoncent dans les carrières souterraines de Lezennes, où se perdent bêtes et hommes, corps et âmes. Dans cette galerie de personnages agités par les meilleurs sentiments, et les pires aussi, chacun tente d’atteindre l’inaccessible ou d’enterrer l’inavouable. Trésors et ignominies scellés ». ( Editions Au-delà du raisonnable)

    Elena Piacentini, qui n’est pas à son coup d’essai, nous a proposé le quatrième opus de son héros de papier le Corse de Lille. Il a pris chair et attire l’empathie du lecteur. L’auteure nous offre là, à mon avis, son roman le plus abouti des quatre, sans que cela n’enlève rien aux autres. On y trouve des passages bien torchés (pour rester dans le langage polardeux). De façon un peu plus explicite, elle fait chanter des phrases avec l’amour des mots pour nous faire pénétrer au plus profond des âmes et son âme corse l’incite à un humour fin, parfois un peu bougon, mais toujours juste.

    On entre dans le récit, comme dans les carrières de Lézennes, par plusieurs portes. On pourrait s’y perdre si le talent de conteuse d’Eléna ne nous tenait pas par le bout du nez pour nous faire croire que nous avons le flair du fin limier dans des intrigues qui se croisent et s’enroulent… Nous voilà vite happés par la spirale !  Nous n’en dirons pas davantage sur ce roman si ce n’est qu’Invectus est aussi un poème de  William Henley qui présente bien le roman et dont nous vous communiquons la traduction…

    Dans les ténèbres qui m’enserrent,
    Noires comme un puits où l’on se noie,
    Je rends grâce aux dieux quels qu’ils soient,
    Pour mon âme invincible et fière,

    Dans de cruelles circonstances,
    Je n’ai ni gémi ni pleuré,
    Meurtri par cette existence,
    Je suis debout bien que blessé,

    En ce lieu de colère et de pleurs,
    Se profile l’ombre de la mort,
    Et je ne sais ce que me réserve le sort,
    Mais je suis et je resterai sans peur,
    Aussi étroit soit le chemin,
    Nombreux les châtiments infâmes,
    Je suis le maître de mon destin,
    Je suis le capitaine de mon âme.

    C’est aussi le titre d’un film réalisé par Clint Eastwood sur l’Afrique du Sud et la création de l’équipe de Rugby des Springboks pour la coupe du monde organisée dans ce pays tout juste sorti de l’apartheid en 1995. Nelson Mendela avait envoyé le poème au capitaine de l’équipe pour les deux derniers vers (I'm the master of my fate, I'm the Captain of my soul)  

    Pour faire plus ample connaissance avec le commandant Léoni et l’auteure de ses aventures policières, vous pouvez aller sur le blog « Carrières noires » en cliquant ICI.

    Yahoo!

  • amidéfunt2

    Le roman «  L’ami du défunt », écrit par Andrei Kourkov et traduit du russe par Christine Zeytounian-Beloüs, avait déjà été fait l’objet de publications en 2002  et en 2003. Les éditions Liana Levi l’ont réédité à nouveau  dans la collection « piccolo » en avril 2012 sans doute pour qu’il soit présent au Salon du livre de l’année dernière car les organisateurs y proposaient la découverte des romanciers russes et principalement moscovites. La capitale russe était en effet la ville invitée cette année-là.

    Il s’agit d’un petit roman noir bien écrit avec une intrigue proche du thriller et un personnage original qui nous livre ses pensées profondes. A Kiev, dans la Russie postsoviétique, Tolia est un jeune traducteur au chômage. A l’heure du capitalisme sauvage, pour sortir de la misère, il faut trouver des combines immorales. Tolia n’éprouve plus aucun sentiment pour son épouse qui le méprise et le trompe. Il est dans le présent, sans passé et sans futur. Son quotidien est fait de besoins primaires. Tout le reste ne l’intéresse plus. Il cogite sur son sort et cherche une issue à sa grande déprime. « Personne n'avait besoin de moi, et je n'avais besoin de personne. L'évidence de mon inutilité en ce monde m'a aiguillé vers des pensées positives: la décision que j'avais prise était la bonne ». C’est la multiplication des tueurs à gages « oiseaux de haut vol, insaisissables et invisibles » qui lui font élaborer le scénario de sa propre mort. C’est un intellectuel. Tuer ou faire tuer sa femme et son amant lui apparaît comme banal et improductif. Par contre être la victime offre à ses yeux tous les vrais avantages. On le plaindra, on reconnaîtra « sa force et ses capacités »… Etre la cible d’un tueur à gages lui donne de l’importance. C’est flatteur. Ses amis se poseront des questions sur sa vraie personnalité. Sa mort sera mystérieuse et son nom dans les journaux… peut-être aussi des livres. La postérité ! Le héros qui est tombé au dessous du zéro, il entrevoit là l’occasion d’être quelqu’un. Commanditer son propre meurtre, voilà un moyen d'en finir avec panache, de laisser une trace dans les mémoires. Il se promène dans la ville et retrouve un ami qui travaille dans une grande épicerie. Il se confie à lui  en partageant des bouteilles d’alcool. L’idée de l’assassinat de son rival est abordée. Son ami lui trouvera l’élément perturbateur du récit, le tueur, sans connaître le véritable dessein suicidaire de Tolia. Pour payer le tueur, ce dernier jouera les faux témoins dans une procédure de divorce. Il récupère un joli pactole au moment où il rencontre une jeune et jolie prostituée qui devient sa maîtresse. Il reprend goût à la vie mais le tueur consciencieux ne renoncera pas à l’exécution du contrat. Comment va-t-il se sortir de l’impasse mortelle dans laquelle il s’est mis tout seul ? Qui est ce tueur dans l’ombre ? Tulia restera-t-il le maître du « je »? Le tueur va-t-il être l’arroseur arrosé ? Qui est l’ami du défunt ? Bien sûr, l’affaire aura son coup de théâtre mais le récit ne s’arrêtera pas là…

    Un paumé, la femme, l’amant, l’ami, l’ombre du tueur, une jeune prostituée, la compagne du tueur, de la vodka en veux-tu en voilà et des patates pour les repas… Andreï Kourkov a su utiliser ces ingrédients pour écrire un bon roman. Lorsque la vie n’a plus de sens, on peut toujours trouver une raison de s’y accrocher. Dans un décor gris et froid, le quotidien morne de Tulia ne rend pas la lecture ennuyeuse. Celui-ci se construit une fatalité puis se révolte contre elle. Finalement, sans passer par la réflexion métaphysique, c’est sa mort programmée, ce non-sens qui donne peut-être un sens à sa vie et au besoin d’amour. L’ami du défunt est un roman noir parsemé d’humour subtil. Il ne fait que 126 pages mais elles sont denses. Nous ne dirons rien de l’épilogue. Toutefois si on pouvait tirer une leçon en marge de cette histoire, ce serait : « N’éprouvez pas de l’empathie pour votre meurtrier ! »

    Andreï Kourkov est né à Saint-Pétersbourg en 1961. Il est écrivain de langue russe, chanteur, compositeur et journaliste. Il a vécu sa petite enfant à Kiev. Il parle neuf langues dont le français. Depuis 1996, il vit en partie à Londres.

    Son éditeur dit de lui : « Andreï Kourkov écrit, avec son style minimaliste et son regard inquisiteur, le monde tel qu'il est : sans avenir, sans passé, sans vrai présent non plus, plus près du cauchemar que du rêve, un monde fantôme. Il place ses personnages dans des situations férocement drôles et crée un décalage où l’absurde devient normal et le sordide comique. Lui, qui fut gardien de prison, caméraman et scénariste, en a fait un polar poétique et désabusé, sous-tendu par une conscience permanente de l'absurde et cette distance inimitable que les humoristes russes prennent avec leurs états d'âme. »

    Bibliographie


    Le Pingouin. Éd. originale Liana Levi, 2000/Seuil points, 2001.
    Le Caméléon. Éd. originale Liana Levi, 2001/Seuil Points, 2002.
    L’Ami du défunt. Éd. originale Liana Levi, 2002/Seuil points, 2003.
    Les Pingouins n’ont jamais froid. Éd. Liana Levi, 2004.
    Le Dernier Amour du président. Éd. Liana Levi, 2004.
    Laitier de nuit. Éd. Liana Levi, 2010.

    Yahoo!





    Suivre le flux RSS des articles
    Suivre le flux RSS des commentaires